Docteur en planification économique, Ahmed Manaï est un ancien expert international auprès de l'ONU. L'Institut Tunisien des Relations Internationales (ITRI) qu'il a fondé en 1998, est une ONG qui milite « pour la démocratie, l'émancipation des peuples et leur indépendance contre toute ingérence étrangère». Opposant historique à l'ancien président tunisien Ben Ali, il a également milité pour la démocratie en Syrie avant la guerre.
Sputnik: Vous avez été, en 2012, membre de la mission de la Ligue arabe pour rapporter ce qui se passait en Syrie. Pouvez-vous nous rappeler les circonstances qui ont conduit à dépêcher cette mission?
Sputnik: C'était quoi « la version qu'ils voulaient retenir »?
Ahmed Manaï: Ceux qui ont décidé de dépêcher cette mission s'attendaient sûrement à ce qu'elle produise un rapport accablant les autorités syriennes et les rendant responsables de la violence, ce qui justifierait un recours au Conseil de sécurité. Mais le rapport était, globalement, à l'avantage du gouvernement syrien, voire favorable à celui-ci.
Rappelons pour mémoire les quatre questions auxquelles devaient répondre la mission.
1) Oui ou non les forces de l'ordre syriennes usaient de violence contre les manifestants pacifiques. La réponse était non. Le rapport soulignait que c'était souvent des éléments armés parmi les manifestants qui tiraient sur les forces de l'ordre.
2) Oui ou non des forces armées de l'Etat avec des engins lourds étaient présents dans les villes et les villages visités. La réponse était non, aussi. Dans les rares cas où cela était effectivement le cas, la mission était intervenue pour que de tels engins soient retirés.
3) Oui ou non les détenus arrêtés lors de ces manifestations avaient été libérés. La réponse était oui et nous donnions les chiffres du gouvernement syrien, confirmés par l'opposition.
4) Oui ou non il y avait une présence de médias locaux et étrangers sur le terrain. La réponse était oui. En suivant cette question, la Mission relevait la présence de 36 médias arabes et étrangers dans un certain nombre de villes syriennes. Elle reçut, néanmoins, quelques plaintes reprochant au gouvernement syrien d'avoir accordé des autorisations, à certains médias, pour une durée n'excédant pas 4 jours, ce qui était considéré comme insuffisant de leur point de vue. On reprochait également au gouvernement de ne pas autoriser de déplacement à l'intérieur du pays à moins d'indiquer au préalable la destination et de demander une autre certification pour se rendre à certaines zones sensibles. Le gouvernement syrien s'était finalement dit prêt à accorder aux médias des mandats de 10 jours renouvelables.
Sputnik: Dans quelle mesure ce que vous avez pu constater, à l'époque, dans l'état d'esprit des populations, correspondait-il, ou pas, à l'idée qui circulait dans la quasi-totalité des médias?
Spuntik: Très tôt, notamment à l'issue de votre participation à cette mission, vous avez crié aux « coups montés », aux « mises en scènes » notamment en décrivant un massacre de Homs qui a fait, selon des rapports de médias, plus de 200 morts. Vous aviez des preuves de ce que vous avanciez?
Ahmed Manai: Dans cette guerre contre la Syrie, les premières véritables armes de destruction massive furent les mots et les images. Non point des mots et des images de vérité, mais de propagande mensongère, de falsifications grossières des faits et des réalités les plus avérés et les plus tangibles. Prenons le cas du soit disant « massacre de Homs ». A l'aube du 4 février 2012, je me réveille sur Al-Jazeera présentant les images d'une nuée d'individus rassemblés en ordre sur une place. Il s'agissait, pour leur écrasante majorité, d'hommes dans la force de l'âge. Tous étaient à plat ventre, certains avec les mains liées derrière le dos. Ils sont présentés comme étant les victimes des bombardements de leurs maisons et habitations, et autres bâtiments, par l'armée syrienne. Sauf que, ces présumées victimes ne portaient pas de blessures ni de marques visibles caractéristiques des bombardements, de l'effondrement de bâtiments, comme une apparence poussiéreuse, par exemple, puisqu'ils étaient censés avoir été ensevelis sous les décombres. Peu après, des témoignages ont fusé de citoyens syriens disant avoir reconnu, parmi ces victimes, des proches, connaissances ou voisins enlevés depuis un certain temps, allant de quelques jours à quelques mois. Or, ce jour du 4 février 2012, le Conseil de sécurité devait justement se réunir pour débattre de la question syrienne. Comment peut-on croire, qu'un gouvernement, même le moins stratège, puisse se rendre coupable d'un tel massacre le jour même où son affaire est portée devant le Conseil de sécurité? Si, dans le cas de ce prétendu massacre, les stratèges de la guerre contre la Syrie avaient invoqué l'utilisation d'armes chimiques, ils auraient eu gain de cause parce que la Syrie disposait encore de son arsenal chimique.
Sputnik: Cela s'apparente bien à une thèse « conspirationniste » que vous défendez. Ce n'est pas un peu trop gros comme «manipulation»?
Sputnik: Aujourd'hui, même si une grande partie de l'opinion publique internationale critique les frappes occidentales en Syrie en ce qu'elles sont intervenues sans attendre les résultats de l'enquête, elle ne se résout pas, pour autant, à adhérer carrément à la thèse de la « mise en scène » à Douma, considérée comme «surrélaliste»…
Ahmed Manaï: Les affaires que j'ai citées ci-haut (Nayirah, Timisoara, Rachak, ndlr), et qui relèvent du même modus operandi, pouvaient être aussi considérées à l'époque comme surréalistes. Et pourtant! La guerre contre la Syrie dure depuis plus de 7 ans si bien que le monde sait tout des manipulations et des coups tordus des commanditaires de cette guerre. Depuis 2013, il y a eu de nombreuses attaques chimiques en Syrie et toutes ont été attribuées, automatiquement, au gouvernement syrien sans la moindre preuve, ou début de preuve, et sans qu'il y ait la moindre enquête du seul organisme international habilité à le faire, c'est à dire l'OIAC….
Sputnik: Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que des conséquences sont tirés sans attendre des preuves. Comme ce qui s'est passé après le massacre de Houla en Syrie, en mai 2012…
Ahmed Manaï: Effectivement. A l'époque, il y avait deux versions possibles du massacre qui a réellement eu lieu à Houla. Une version accablant l'armée arabe syrienne, propagée par les détracteurs de celle-ci. Une autre, la version du gouvernement syrien, accusait les terroristes d'avoir exécuté ces civils. Pour une fois, comme le rappelle justement François Belliot dans son livre, la plupart des journalistes ont rapporté les deux versions sans vraiment trancher. Pourtant, quelques jours plus tard, et sans attendre aucune enquête, plusieurs pays occidentaux décident du renvoi des ambassadeurs syriens accrédités chez eux. C'était du Skripal avant la lettre. Et quand les frappes occidentales ont réagi aux prétendues attaques chimiques à Douma, Skripal est également passé par là. Dans tous ces cas, il y a la même logique qui se répète: des accusations portées dans un timing critique contre une partie qui n'a aucun intérêt à commettre les faits incriminées. Des sanctions s'en suivent, sans enquête ni autre forme de procès. Mais revenons aux attaques chimiques. A Douma, une autre raison discréditant la thèse de l'attaque chimique est que la Syrie ne dispose plus, comme c'était le cas quelques années auparavant, de son arsenal chimique. Par ailleurs, beaucoup d'enquêtes menées par le passé par des journalistes d'investigation occidentaux de renom, tels que Robert Fisk ou Seymour Hersh, ou encore par le MIT (Massachusetts Institute of Technology), ont conduit à remettre en cause les thèses occidentales accablant le gouvernement syrien, et à accuser plutôt les rebelles. Dans le cas de Douma, l'enquête menée par Robert Fisk quelques jours après, et d'autres encore plus tard, ont conclu qu'il ne s'est rien passé de tel. Sauf que c'est toujours la même logique que Homs, avec une présumée attaque de grande ampleur dont le timing est hallucinant. Peut-on croire, en effet, alors que les menaces sur une ligne rouge chimique se font incessantes par les Occidentaux, qu'un gouvernement qui a repris la quasi-totalité de la Ghouta Orientale recoure aux armes chimiques? Il fallait vraiment être sérieusement inepte pour recourir à un tel acte, dont les retombées en termes de stratégie militaire sur le terrain sont, d'ailleurs, nulles. Je rajoute que tout cela est d'autant plus grotesque que l'Etat-major russe avait justement mis en garde, moins d'un mois auparavant, sur l'imminence d'une mise en scène d'attaque chimique dans la Ghouta orientale destinée à accabler le gouvernement syrien et à justifier des frappes militaires. Ça ne peut pas être plus clair!
Tout à fait un coup de pétard mouillé parce que la Syrie s'est débarrassée de ses armes chimiques depuis 2013. Les rapports de l'OIAC l'attestent amplement. Quant à ses véritables objectifs, ils sont multiples. Disons, d'emblée, que chacun des trois pays belligérants avait de gros problèmes internes, et qu'une pareille intervention leur permettait d'exporter leurs crises respectives. Pour le tonitruant président américain, cela lui permettait de donner suite aux menaces qu'il n'avait cessé de proférer. A défaut, il aurait perdu la face devant son opinion publique, de plus en plus convaincue que la crainte des Russes inhibait ses élans guerriers. Pour Emmanuel Macron et Theresa May, tous deux au pouvoir depuis moins de deux ans, ces frappent leur permettaient d'asseoir une légitimité en s'affirmant comme des chefs de guerre. C'était, en outre, un message de bonnes intentions adressé aux Israéliens qui craignaient, de plus en plus, la victoire de la Syrie et le recouvrement de sa propre souveraineté sur l'ensemble de son territoire. Un autre message, finalement, adressé à la Syrie, à l'Iran et à la Russie, disant que la guerre n'était pas encore terminée.
Sputnik: Ces frappes pourraient-elles avoir pour objectif, selon vous, un tâtement de terrain, ou une préparation psychologique d'une attaque de plus grande envergure contre la Syrie?
Ahmed Manaï: Je ne le crois pas, c'est juste un coup de semonce sans suite parce qu'aucun des trois pays belligérants n'est en mesure de s'engager davantage dans cette guerre sans risquer une escalade difficilement maîtrisable.