Mourir pour le parlement en Tunisie, oui en 1938, non merci en 2018

© Sputnik . Natalia Seliverstova / Accéder à la base multimédiaTunisie
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Alors même que la Tunisie a commémoré le 9 avril dernier l’un des actes fondateurs de son indépendance, elle traverse une crise politique endémique. Qu’est devenu aujourd’hui l’esprit de résistance de 1938 et comment expliquer la crise actuelle? C’est la question que nous avons posée à Abdejlil Bouguerra, écrivain et historien.

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Mourir pour un Parlement. C'est ce qu'on fait des Tunisiens, il y a 80 ans, face aux autorités coloniales. Le 9 avril 1938 est une date à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire du mouvement national tunisien et elle est, d'ailleurs, toujours commémorée avec solennité. À cette occasion, Abdejlil Bouguerra, écrivain et historien universitaire, spécialiste de l'histoire contemporaine de la Tunisie, dresse pour Sputnik un parallèle entre cette période troublée et la crise actuelle que traverse le pays.

Une grève générale a été décrétée, le 8 avril 1938 avec l'organisation de deux grandes manifestations dans les rues de la capitale, suivie, le lendemain, d'un rassemblement gigantesque devant le tribunal de Tunis pour exiger la libération du leader Ali Belhouane. Le sang a coulé: 22 morts, 150 blessés et des centaines d'arrestations.

«Quand Ali Balhouene s'est fait emprisonner, des milliers de Tunisiens ont exigé sa libération. D'un leader du Néo-Destour [parti nationaliste de l'époque, ndlr], il était, ainsi, devenu un leader populaire. Là, apparaît clairement la différence entre l'élite politique de l'époque et celle d'aujourd'hui», analyse Abdejlil Bouguerra.

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La Tunisie commémore régulièrement la journée du 9 avril. Ce lundi, comme chaque année, le président de la République s'est rendu au Carré des martyrs, à quelques encablures du centre-ville de Tunis. Une gerbe de fleurs y a été déposée et, selon l'usage, une petite prière dite. Béji Caïd Essebsi était accompagné par le Chef du gouvernement, Youssef Chahed, ainsi que par Mohamed Ennaceur, président de l'Assemblée des représentants du Peuple (ARP), le Parlement monocaméral de la Tunisie. Ancien ministre de Bourguiba, Ennaceur a fait l'objet de violentes invectives à l'occasion de récentes discussions parlementaires. Les Tunisiens se souviennent encore d'une empoignade qui s'était engagée sous la coupole du Palais du Bardo, à cette occasion.

Au-delà de ces incidents, très rares au demeurant, l'institution parlementaire est perçue par beaucoup comme «la coupole des coups de gueule», poussés par la masse des minoritaires, alors que les majoritaires, unis par le sacre du consensus, se livrent, eux, à des litanies. Dans cette Tunisie postrévolutionnaire, le consensus est pour les uns le prix de la paix sociale, alors qu'il est vécu par les autres comme un carcan plombant le pouvoir. Bref, qui mourrait encore aujourd'hui pour le Parlement?

«Il y a une sorte de déception envers les institutions. Il en y a, de plus en plus, qui parient sur la pression de la rue pour obtenir gain de cause au lieu de faire confiance aux institutions. Il y a ce sentiment que les institutions ne les représentent pas et n'expriment pas leurs véritables préoccupations, ne leur garantissent pas un avenir plus radieux, avec un programme clair et des objectifs définis. Pourtant, ce sont ces mêmes institutions que les élites de 1938 ont appelé à mettre en place. À l'époque, ces élites ont pu être entendues parce qu'elles ont pu faire une lecture adéquate de la réalité politico-sociale du moment», suggère l'historien tunisien.

Cette lecture consistait, pour Bouguerra, dans «la capacité de l'élite politique de l'époque, de se saisir de l'ensemble des défis se posant au peuple, d'en faire une hiérarchisation, pour les résumer ensuite en une seule revendication.» Résultat, la revendication d'un Parlement s'est propagée dans la rue, pénétrant toutes les couches de la société. Le 8 avril 1938, des villageois accouraient des régions reculées, sur des charrettes, pour manifester en faveur d'un Parlement tunisien pouvant porter leurs voix.

«Ce qui indique que les élites politiques de l'époque n'étaient pas en rupture avec la société. Elles n'étaient pas nichées dans une tour d'ivoire, se suffisant à des débats de salons.. Elles avaient, au contraire, réussi à créer une jonction avec le peuple. Ainsi, d'une revendication politique élitiste, le Parlement est devenu une revendication populaire. C'était cela l'intelligence de l'élite tunisienne de l'époque: saisir le point nodal, le rendre intelligible en condensant les différentes revendications en une seule», poursuit l'universitaire tunisien.

Pour Bouguerra, seule une clairvoyance de l'élite politique pourrait, aujourd'hui, réconcilier les Tunisiens, certes attachés aux acquis démocratiques, mais non moins nostalgiques, pour beaucoup, d'un «État fort», quitte à faire plus de concessions sur les exigences démocratiques. Certains n'ont d'ailleurs pas hésité à pousser à son paroxysme ce fantasme, comme ce député de la République qui, arguant de «l'échec des partis», a appelé, il y a quelques jours, à un coup d'État militaire.

«Je le dis en toute sincérité, d'autant que je sais qu'on va me faire payer très cher cette déclaration. Je souhaite qu'un jour, j'entende, le communiqué numéro 1 [communiqué de l'armée annonçant un coup d'État militaire, ndlr]», a déclaré Ali Bannour sur les ondes d'une radio privée, Jawhara FM.

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La restauration du «prestige de l'État» avait été, en 2014, l'un des leitmotivs de campagne de l'actuel président, Béji Caïd Essebsi. Le grand retour, en politique, dans les médias, dans le monde des idées comme sur les esplanades, du président Habib Bourguiba en atteste amplement. L'actuel président de la République se réclame volontiers de l'ancien leader, les statues équestres du «Grand Combattant», dégommées après l'avènement de Ben Ali, retrouvent leur place. Une emprise psychologique telle que des responsables politiques actuels reprennent jusqu'à sa gestuelle, provoquant, par là, la raillerie des internautes.

 

Mohsen Marzouk [leader du parti Machrou Tounes, ndlr] se lance dans la compétition des imitateurs de Bourguiba, dit en substance cet internaute.

«Aujourd'hui, il y a clairement un retour aux anciens symboles, ce qui est paradoxal dans une société dont l'écrasante majorité est constituée de jeunes. Cet engouement s'explique par le fait que la nouvelle génération n'a pas encore trouvé sa voie. Elle patauge, piétine, ne sait pas quelle revendication mettre en avant, quel défi pourrait être rassembleur, comme a pu faire la génération de 1938 avec le Parlement. Par ailleurs, cet engouement est symbolisé par des gens comme Béji Caïd-Essebsi et Mohammed Ennaceur, qui ont fait partie de la génération qui a fondé l'État national. C'est ce qui explique aussi le retour de Bourguiba, alors qu'il avait été oublié un moment. Ces dernières années, il est revenu en force obligeant ses plus grands détracteurs, les islamistes, à reconnaître sa stature. Ils ne sont plus capables de le discréditer comme ils le faisaient avant. Le retour de Bourguiba et des anciens atteste bien de l'échec des nouvelles élites», a conclu Abdejlil Bouguerra.

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