Un dirigeant de Lafarge accuse le Quai d'Orsay d'avoir incité le groupe à rester en Syrie, malgré la dégradation de la situation sur place. Une accusation grave qui s'inscrit dans le cadre de l'affaire de pots-de-vin versés par le cimentier à des groupes armés, notamment djihadistes pour assurer la sécurité des employés de son site de Jalabiya, en Syrie, entre 2011 et 2015.
L'enquête interne menée chez Lafarge fait état de plus de 15 millions d'euros en droits de passage et pots-de-vin. C'est dans ce contexte que trois associations se sont constituées partie civile et ont porté plainte contre Lafarge pour financement d'entreprise terroriste et mise en danger de la vie d'autrui.
«Que savaient les autorités françaises? Ont-elles poussé Lafarge à se maintenir pour préparer l'après-Bachar el-Assad? […] Des diplomates étaient-ils au courant de versements délictueux?»
Une des principales raisons qui aurait pu motiver Lafarge à rester sur place en dépit de la dégradation significative de la situation est le montant des sommes investies sur le site de Jalabiya. L'usine, inaugurée en 2008 et modernisée pour près de 700 millions d'euros deux ans plus tard, représentait l'investissement étranger le plus important sur le sol syrien au début des printemps arabes.
En la fermant, le cimentier s'exposait à une forte probabilité de pillage et de démantèlement, sans parler de la perte de production qui, si elle n'a jamais atteint son plein potentiel, restait rentable grâce à la hausse des prix. En effet, en 2013, l'usine tournait encore à plus de 60% de sa capacité de production.
«À l'époque, le ministère des Affaires étrangères considère que Bachar el-Assad va tomber. Il est donc important qu'il reste des entreprises pour l'après-Bachar.»
Le même homme, qui assure avoir rencontré à plusieurs reprises l'ambassadeur de France en Syrie et lui avoir fait part des difficultés rencontrées par la société à Jalabiya, donne une seconde raison qui expliquerait la volonté française de maintenir en activité le complexe de Lafarge au nord de la Syrie: il explique que le groupe Lafarge s'est retrouvé à payer des groupes armés, parmi lesquels Daesh, car le Quai d'Orsay les «encourageait à rester» tout en exprimant la «préoccupation de ne pas "irriter" les Turcs»… donc par voie de conséquence, selon Christian Herrault, de se ménager les bonnes grâces des djihadistes que soutenaient Ankara:
«Nous tentions de dire que les Turcs étaient les alliés objectifs sur le terrain des islamistes les plus radicaux qui sont devenus Daesh, mais cela n'était pas audible à l'époque.»
Un second employé de Lafarge en Syrie évoque une raison supplémentaire qui aurait pu pousser le réseau diplomatique français à inciter Lafarge à garder son site de Jalabiya en activité. Jean-Claude Veillard était à l'époque directeur de la sécurité du site. Il a reconnu avoir «transmis des informations sur la situation dans la région aux services de renseignement français».
Alors que la France n'a officiellement plus de représentation diplomatique en Syrie à partir de 2012, Lafarge est présent jusqu'en 2015 dans le pays. La proximité du site de Jalabiya avec la frontière turque, les territoires kurdes et ceux de l'État islamique rend son utilisation par la DGSE probable, bien qu'aucune source ne le confirme.
Malgré tout, la diplomatie française, en la personne d'Éric Chevallier, nie toute implication dans la décision de Lafarge de maintenir ses activités.
Chez Lafarge, plusieurs personnes font état de rencontres entre les services de l'ambassade et le cimentier. De son côté, l'ambassadeur en poste à Damas jusqu'en 2012 puis représentant pour la Syrie à Paris jusqu'en 2014, admet que des rencontres avec les dirigeants de Lafarge à Damas aient été «plausibles» lorsqu'il était en fonction.
C'est en fait surtout la teneur des échanges qui fait débat: le directeur de la cimenterie de Jalabiya, Bruno Pescheux, a reconnu des «contacts» tandis que Christian Herrault est catégorique: l'ambassadeur «était au courant du racket». Un point que dément l'Ambassadeur, indiquant simplement que le ministère avait recommandé en 2012 aux entreprises et aux particuliers de quitter la Syrie.
«Je n'ai jamais incité Lafarge à rester. En revanche, car ce n'était pas dans mon mandat, je n'ai jamais dit à Lafarge qu'il fallait partir. Je n'avais pas d'instructions pour cela.»
L'instruction judiciaire en cours s'ajoutant à la sensibilité intrinsèque du dossier, nombre d'experts se sont montrés réticents à l'idée d'aborder le sujet pour Sputnik. Accuser la diplomatie française de connivence avec une entreprise ayant participé au financement de Daesh n'est pas une mince affaire:
«Pour un État comme la France, il est inacceptable qu'une usine puisse, pour continuer à tourner, payer l'ennemi de la France. […] Parce que Daesh c'est bien l'ennemi de la France. Pactiser avec l'ennemi en temps de guerre, ça s'appelle de la haute trahison.» Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE, sur France Inter.
Le groupe Lafarge est-il coupable de haute trahison ou a-t-il agi avec l'accord tacite du ministère des Affaires étrangères? La réponse reste à trouver. Pour autant, il est clair que le gouvernement français avait des intérêts politiques, économiques, voire militaires qui dépendaient de la cimenterie de Jabaliya.
Cette affaire risque de ternir l'image de la diplomatie française, mais plus largement de la France à l'étranger. En effet, quelle crédibilité a un pays à appeler à lutter contre le terrorisme s'il laisse ses entreprises financer des groupes qui appellent à sa destruction?