Le refrain est entonné en chœur, depuis un moment, dans les médias français. La métaphore botanique, vantant la révolution du Jasmin, a cédé devant la tentation du chromatique: anniversaire de la révolution «en demi-teinte» et autres tableaux noirs. Bref, les Tunisiens ont eu droit à des Unes bien sympathiques, alors qu'Emmanuel Macron effectuait, le 31 janvier, une visite d'État à Tunis.
Or, si les difficultés que rencontre la Tunisie ont «une racine économique et sociale (…) sommes —nous [Français, ndlr] totalement sans lien avec ce qui s'est passé en Libye et les conséquences qu'en a subi la Tunisie? Je ne suis pas persuadé. Nous avons donc une grande responsabilité aussi pour créer les conditions de la stabilité et du progrès», a reconnu Emmanuel Macron dans une conférence conjointe avec son homologue tunisien, Béji Caïd Essebsi.
Macron réagissait à la question d'un journaliste français qui demandait si la Tunisie pouvait toujours être considérée comme «un exemple à suivre», en termes de démocratie, après «des brutalités policières» lors de récents troubles sociaux et dont a fait état l'ONG Human Rights Watch (HRW).
«Cette ONG est très utile. Elle dénonce des comportements et c'est important de répondre à ce qu'elle souligne. […] Mais cette même association a dénoncé parfois ce qui se passait en France! Je n'ai pas l'impression que nous soyons le pays ennemi des droits de l'homme, quoiqu'on en disent certains de vos confrères qui perdent le sens de la hiérarchie et de la proportion», a souligné Macron, avant d'appeler à «confronter nos principes au réel» pour «aider les démocrates dans les situations difficiles.»
Toujours en réponse au journaliste qui demandait, par ailleurs, s'il avait évoqué cette question avec le président Caïd Essebsi, Macron revient sur ces incidents en parlant «sous le contrôle du Président». Une mise au point à peine voilée, confirmée du reste par la teneur de ses propos:
«Il y a eu des réactions. Je ne suis pas ici pour les commenter, il appartient au Président de le faire. [Elles] correspondaient à des objectifs d'ordre public. Est-ce que ces arrestations se font dans le contexte d'un État qui n'est pas un État de droit? Je ne suis pas une ONG, mais de mon point de vue non», a ajouté Macron, en réponse au journaliste.
«Le journaliste est sans doute une nouvelle victime de la ressemblance des drapeaux tunisien et turc», ironise-t-on dans l'entourage du président tunisien, en référence aux propos sur les droits de l'homme tenus par Emmanuel Macron à l'endroit de son homologue turc, lors de sa visite officielle en France.
La Constitution tunisienne est citée en exemple qui «pourrait à bien des égards nous inspirer». Emmanuel Macron voudrait, en outre, que la Tunisie défende les valeurs «qui sont les siennes», et tout comme 90 millions d'euros de dettes ont été convertis en projets d'investissements, la nouvelle aide française est convertie en «travail que nous devons mener ensemble», parce que «c'est aussi notre bataille» et «si vous échouez, nous échouerons, le même jour ou le jour d'après».
«Vous êtes journaliste, je crois?»
Rebondissant sur la question du journaliste français, le Président tunisien n'a pas manqué de décocher quelques piques, sous les rires étouffés dans la salle bondée d'officiels et de journalistes. «Vous êtes journaliste, je crois?» s'interroge le président tunisien, l'air de rien, en lançant un regard dans la salle.
«Je suppose que vous connaissez un peu la France? Peut-être moins la Tunisie. Chaque fois qu'il y a de grandes manifestations, il y a des casseurs. Alors, ces casseurs, on doit leur donner un certificat de bonne vie et mœurs? On les poursuit parce que nous avons des acquis à défendre»,
a fustigé le président tunisien, indiquant que les droits de l'homme devaient aussi s'accommoder «des droits des peuples à défendre leurs acquis».
Une situation «normale», somme toute, pour un pays qui n'a emprunté la voie démocratique que depuis trois ans, «plus le mois de janvier de cette année», rajoute le Président tunisien, pince-sans-rire, devant Macron qui a laissé échapper un sourire.
«En France, [la démocratie est installée depuis, ndlr] des siècles et pourtant vous en avez connu, des hauts et des bas. Ici en Tunisie, nous sommes pour la démocratie, mais elle nécessite deux choses. Un État de droit […] et une presse libre. Et en Tunisie, je mets au défi qui que ce soit [de prouver, ndlr] que notre presse n'est pas libre. Elle serait même trop libre. Même s'il n'y a jamais de trop», a ajouté Béji Caïd Essebsi.
Lors d'un récent passage sur une radio tunisienne, l'ambassadeur français en Tunisie, Olivier Poivre d'Arvor, avait lui aussi déclaré qu'il n'avait «pas de problème à contredire des journalistes» français qui estiment que le pays capitalise sur sa «rente démocratique» alors qu'il ne serait pas le bon élève que l'on décrit souvent.
«Je suis très fier que les médias soient libres, les vôtres, comme les nôtres. Après, notre boulot à nous, c'est de dire que ce pays ne vit pas sur la rente démocratique. Donc je n'ai pas de problème à contredire des journalistes […] Ce pays se construit assez rapidement depuis sept ans, met en place les éléments de la démocratie comme les élections municipales vont le prouver le 6 mai», a déclaré Poivre d'Arvor.
À une journaliste tunisienne qui lui demandait si la France comptait transformer la Tunisie en plateforme numérique au profit de jeunes diplômés au chômage, Macron a simplement répondu que «c'est le Président et le gouvernement de la Tunisie qui transformeront la Tunisie». Le Président de la République française s'est gardé de s'étendre sur le sujet, comme à Ouagadougou en novembre dernier, quand une étudiante burkinabè l'avait interpellé au sujet des infrastructures défaillantes dans son université. À température ambiante, il serait inutile, en effet, de réparer la clim'.