Les sanctions antirusses dans le domaine de l'énergie? «Une diplomatie des tubes», selon l'économiste (Doctorant CEMI-EHESS), spécialiste relations internationales et diplomatie de crise Renaud Bouchard.
Le 26 janvier dernier, le département du Trésor des États-Unis annonçait une extension des sanctions antirusses contre des sociétés du secteur énergétique. «Une guerre commerciale», selon un sénateur russe.
Rien d'étonnant pour notre économiste que des sanctions s'abattent sur ce secteur:
«Les États-Unis ne veulent absolument pas entendre parler d'une quelconque alimentation d'énergie venant de Russie», commente Renaud Bouchard. «Le grand enjeu, c'est l'exportation d'énergie, de matières premières, de gaz de schistes, qui sont propres à la montée en puissance, pour les hydrocarbures, pour les États-Unis.»
Jurgen Hardt, le responsable de la coopération transatlantique au sein du gouvernement allemand, interrogé par Die Welt, dénonçait le «caractère extraterritorial», de ces mesures, qui se faisaient «au détriment des entreprises européennes». L'Union européenne craignait effectivement qu'elles ne compliquent le projet de gazoduc Nord Stream 2, et l'oblige à se fournir aux États-Unis, plus chers.
«"America First", c'est une ligne de conduite dont il [Donald Trump, ndlr] ne se démarque pas», poursuit Renaud Bouchard:
«Il faut écouter avec attention ce qu'à dire Donald Trump à Davos: il a mis en garde l'Europe de continuer sur une politique économique susceptible de nuire à des intérêts proprement américains. Les États-Unis ont toujours été protectionnistes.» En revanche, «on nous interdit, nous, en Europe, d'avoir les mêmes idées et les mêmes pratiques.»
«On nous interdit», le mot en semble pas trop fort quand on se souvient de la manière totalement décomplexée dont Joe Biden a récemment admis avoir fait pression sur les Européens pour qu'ils adoptent les premières sanctions en 2014. Celui qui était alors le vice-président de Barack Obama, était invité début janvier 2018 par le think tank néoconservateur Council on Foreign Relations (CFR). On peut le voir, un brin goguenard, se livrer en public à quelques confidences:
«Nous avons passé tellement de temps au téléphone pour nous assurer que personne, à l'époque, de [François] Hollande à [Matteo] Renzi, ne laisse tomber. Ils ne voulaient aucune forme de sanction contre la Russie. Cela avait des répercussions sur eux. En gros, [je leur ai dit que] c'était: "Vous devez le faire!"»
Ces sanctions adoptées contre la volonté des Européens, qui étaient conscients que cela allait contre leurs intérêts économiques, ont été adoptées dans le cadre de la crise ukrainienne et la vidéo, initialement dévoilée par le site Les Crises, est révélatrice des relations transatlantiques, dans ce domaine comme dans d'autres.
«Ce qui est passionnant, c'est que maintenant, tout un public peut maintenant en prendre connaissance, pour peu qu'il se donne la peine de le faire», commente Renaud Bouchard.
Derrière la fermeté des discours, on sent néanmoins que l'UE et ses pays membres ne sont pas forcément prêts à dire «niet» à leur puissant allié. Mais pourquoi?
«En fait, la raison est extrêmement simple: c'est une collusion entre intérêts industriels européens et intérêts industriels américains qui expliquent, d'une certaine manière, qu'on se fasse forcer la main et qu'on n'ait pas vraiment le choix. En réalité, c'est un choix politique», selon l'économiste.
Renaud Bouchard dénonce de plus l'indignation de façade de M. Juncker, qu'il juge moins au service des intérêts qu'européens qu'«atlantistes». Selon lui, les Européens n'osent pas prononcer le simple «niet» qui mettrait un terme à cette situation:
«Il suffirait d'affirmer de manière très claire qu'on ne veuille pas suivre la politique américaine pour pouvoir créer un état de fait qui s'imposerait»,
«C'est l'orage qui est en train de passer», explique M. Bouchard, résumant le sentiment des industriels russes à l'égard des sanctions. Cette «diplomatie des tubes» finira par rompre, car «on a des intérêts communs, russo-européens et eurasiatiques».
«On va finir par trouver des arrangements. Il y a des groupes industriels européens, directement intéressés par la construction de ce tuyau. Ils vont d'autant plus réussir à le construire qu'il y a aussi des intérêts américains», conclut-il.