Histoire: quand les Russes deviennent Corses

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Un épisode extraordinaire d’une histoire de Russes blancs raconté à Sputnik par Jean Maïboroda. Une partie des troupes du général Wrangel et leurs familles – pratiquement 3.700 personnes, russes, ukrainiennes et cosaques – arrivèrent à Ajaccio au mois de mai 1921. Il reste aujourd’hui une cinquantaine de leurs descendants sur l’Île de Beauté.

C'était un vrai Exode. Apres la révolution d'Octobre, plus de 150.000 militaires et civils sont partis de Crimée pour l'exil sous le commandement du général Wrangel en novembre 1920. Leurs sorts diffèrent, remplis de pertes, de douleur, d'adaptation au monde nouveau, souvent hostile.

Une étape obligée: Constantinople, à une époque charnière où Mustapha Kemal s'apprête à créer la Turquie moderne. À partir de là, leurs chemins se séparaient: ils finissent par s'échouer aux quatre coins du monde, à Paris, à Berlin, à Istanbul. D'autres embarquaient vers des rivages encore plus lointains. C'était le cas du Rion, un gros paquebot à vapeur affrété par les autorités françaises, qui part à destination… du Brésil où l'État leur promet des terres cultivables. Le bateau avait quitté Gallipoli le 24 avril 1921 et était attendu à Toulon le 10 mai, après une escale en Tunisie. Malheureusement, l'état de délabrement avancé dans lequel se trouve le navire ne lui permet pas d'aller bien loin: il est remorqué jusqu'au port d'Ajaccio où il arrive après 20 jours d'errance en Méditerranée avec à son bord 3.700 réfugiés de toutes classes sociales.

«Le soleil commence à taper, la coque métallique du bateau devient une marmite bouillante, certains passagers et matelots se décident à se jeter à la mer pour regagner la côte à la nage», raconte à Sputnik Jean Maïboroda, historien amateur et chroniqueur de la présence russe en Corse. «Comme c'est le cas dans toutes les histoires de migrations, la présence de ces milliers d'émigrés dans l'Ajaccio qui à l'époque ne dénombrait que quelque 20.000 habitants divise la société. Certains sont hostiles, d'autres aident les "migrants" de leur mieux.»

On peut retracer l'installation des Russes à travers des brèves de la presse locale. «Le placement des réfugiés russes s'opère avec une certaine activité», lit-on dans La Jeune Corse le 2 juin 1921. «La ville n'a pas besoin de beaucoup de main d'œuvre, le chômage y sévit même, quoique dans une faible mesure». Mais la solidarité naturelle s'organise et voilà que grâce à des gestes généreux de la population même lointaine, le Comité de secours aux réfugiés russes peut agir. «Ayant lu dans la presse insulaire la détresse des Russes embarqués sur le Rion, je me permets de vous adresser 19 colis effets neufs et usagés qui pourront sans doute être utilisés pour ces malheureux», écrit un certain Monsieur Fraissinet, armateur à Marseille.

Au bout de quelques mois, ces Russes étaient placés dans les fermes isolées, en tant qu'ouvriers agricoles, pour la plupart. «Ce n'était pas des gens de la campagne», précise à Sputnik Jean Maïboroda. «C'étaient des intellectuels, des officiers, des instituteurs et, comme les aristocrates étaient bien obligés de se reconvertir en chauffeur de taxi à Paris, ils étaient bien obligés d'apprendre à travailler la terre sur le tas. Mais à l'époque, la main-d'œuvre masculine manquait cruellement en Corse qui a payé un lourd tribut pendant la Grande Guerre, et cet aide était bienvenue.»

L'assimilation ne se faisait pas sans encombre, mais le sens naturel de l'hospitalité était soutenu par le travail honnête et professionnel de l'époque. «On continue à lancer des canards au sujet des Russes», trouve-t-on dans les pages d'un journal local. «Il faut se méfier de ces nouvelles presque toujours fausses. C'est ainsi qu'on a fait circuler le bruit qu'un réfugié avait attenté à la vertu d'une jeune fille et que celle-ci en était morte à l'hôpital. C'est un mensonge et une petite infamie.»

Mais la «présence russe» en Corse n'a été que de courte durée… progressivement, un fort courant migratoire fait partir les Russes de Corse vers le continent, où ils espèrent trouver de meilleurs salaires. La Nouvelle Corse s'émeut pour la première fois de cet exode en juillet 1922: «Quelques milliers de Russes étaient arrivés qui eussent pu donner une vie nouvelle à notre agriculture entrée en agonie. Pourquoi faut-il que chaque courrier en emporte maintenant des centaines vers les régions dévastées? La Corse est-elle autre chose elle-même qu'une immense ruine?». L'historien Bruno Bagni considère qu'environ 200 passagers du Rion ont dû faire souche en Corse. De nos jours, il ne reste qu'une petite cinquantaine de Corses qui ont gardé leurs noms à consonance russe ou ukrainienne, tous nés de mariages mixtes sur l'Île de Beauté et corses jusqu'au bout des ongles.

Quelques noms d'émigrés russes descendus sur le sol corse

Vladimir Mestchersky réalise avec une grande délicatesse les peintures des murs et des plafonds des salles et de la cage d'escalier des bains de Baracci, connue pour ses sources thermales sulfureuses. Il affirme également ses talents de peintre à Olmeto, dans l'église et chez quelques particuliers de Propriano.

Nicolas Wickelson est arrivé à Ajaccio plus tard, vraisemblablement à la suite d'informations favorables sur l'accueil corse émanant de compatriotes réfugiés en France continentale. Apres une série de petits boulots et une dizaine d'années à l'Hôtel Continental, où il bénéficie de la qualification d'«argentier», il avait enfin les moyens de devenir travailleur indépendant en faisant l'acquisition d'un appareil photo. Il s'agissait d'une «chambre photographique portable», dite «chambre de foire», avec ses trépieds, les objectifs, le papier et les produits pour la préparation des bains, ainsi que les divers éléments nécessaires à la réalisation des photos «en plein air». C'est parti pour le photographe ambulant, fidèle au poste près de l'église Saint-Roch d'Ajaccio. Il est désormais bien connu des Ajacciens, et fait partie de leur univers.

Et c'est pratiquement à ce poste que la mort le surprend en 1971, à l'âge de 79 ans.

Nicolas Vorobieff ayant travaillé à l'hôtel Solferino d'Ajaccio (établissement aujourd'hui fermé)

Ivan Choupik est né dans un petit village pas loin de Zaporojie et il fût engagé à Letia, avec une dizaine de ses compatriotes, comme journalier. «La monnaie tsariste, dont ils n'étaient pas démunis, n'ayant plus cours et donc de valeur, ils en faisaient cadeau aux enfants qui ont longtemps conservé le souvenir de billets de grande taille que les émigrés russes distribuaient libéralement, devant le café de la Murella», trouve-t-on dans les archives. Choupik a laissé sa marque en Corse à travers des fresques qui ornent nombre d'églises. D'après les critiques, le peintre excellait dans l'exercice de son art et ses fresques étaient inspirées des œuvres des maîtres baroques du XVIIe siècle.

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