[texte initialement publié le 06/04/2017 avec les titre et chapô suivants:]
Khan Cheikhoun, l'emballement médiatique, diplomatique… et politique
Le 6 avril dernier, nombre de journaux anglophones ont consacré leur Une à l'attaque de Khan Cheikhoun. Parmi ces journaux, on relèvera le Daily Telegraph, le Washington Post et le Wall Street Journal. En France, le mouvement est moins suivi, hormis Libération qui, sur une photo de cadavres d'enfants, titre sobrement «Les enfants d'Assad», accusant le Président syrien d'être derrière ce massacre. L'Opinion présente quant à lui une caricature dressant le parallèle entre les enfants de Khan Cheikhoun et le petit Aylan, cet autre «enfants-soldat de la guerre informationnelle» dont nous vous parlions déjà en août dernier, lorsqu'une autre photo d'enfant, celle du jeune Omran Daqneesh venait de faire le tour du monde.
En somme, des «Une» qui, comme on pouvait s'y attendre, versent en plein pathos, annihilant toute réflexion sur la guerre en Syrie par l'émotion que causent ces images horribles.
Depuis mardi matin et cette attaque, les réactions d'indignation- légitimes- se sont succédé. Cependant, n'est-il pas encore trop tôt pour regarder dans la direction pointée par les médias et les chancelleries occidentales et pour accuser Damas d'être derrière ce drame? En effet, «il y a beaucoup de points d'interrogation», comme le rappelle à notre micro Christian Chesnot, grand reporter à France Inter et coauteur avec Georges Malbrunot du livre Les Chemins de Damas, le dossier noir de la relation franco-syrienne (Ed Robert Laffont, 2014). Il rappelle que si Damas a employé des armes chimiques, les rebelles ne sont pas exempts de toute critique.
«On sait depuis le début […] que les rebelles, le Front Al-Nosra, on du chimique. C'est sûr, cela a été répertorié par l'ONU. C'est du chimique qui venait de Libye, via la Turquie, etc.»
D'autant plus que si les autorités syriennes ont fait détruire, sous la supervision de l'OIAC (Organisation pour l'interdiction des armes chimiques) en 2014, leur arsenal chimique déclaré, rien de tel n'a été exigé des groupes rebelles. Un point également soulevé par le géopolitologue Alexandre Del Valle, coauteur avec Randa Kassis du livre Comprendre le chaos syrien: des révolutions arabes au jihad mondial (Éd. L'Artilleur, 2016) «le régime avait pris des engagements, pas des rebelles» insiste-t-il.
Il juge l'attaque de Khan Cheikhoun «extrêmement surprenante», tout comme Frédéric Pichon, chercheur associé à l'Université de Tours, auteur du livre Syrie: Pourquoi l'Occident s'est trompé (éd. Éditions du Rocher, 2014), qui pose la question du timing de cette attaque, «l'un des éléments qui interrogent un bon nombre d'experts»:
«La guerre menée par l'armée syrienne est brutale, violente, mais on ne peut pas dénier aux dirigeants syriens un tout petit peu de sens politique. Donc, sauf à considérer qu'ils sont complètement idiots ou débiles, cette frappe intervient à un moment où, depuis Alep, la Syrie était un petit peu revenue en grâce auprès des Occidentaux.»
L'attaque est survenue alors que se tenait à Bruxelles un sommet visant à entériner le processus de reconstruction de la Syrie. Un processus engagé après les avancées observées lors des derniers rounds de négociations à Genève et Astana ces deux dernières semaines. Genève et Astana qui ont marqué des progrès dans l'apaisement des tensions entre gouvernement et opposition en Syrie. Un calendrier effectivement «troublant» selon Christian Chesnot.
Même constat pour Alexandre del Valle: «on se demande quel est l'intérêt du régime, sauf s'il était suicidaire.» S'il tient, comme nos autres intervenants, à préciser qu'il ne nie pas la réalité de faits, il dénonce une «récupération émotionnelle et médiatique»:
https://soundcloud.com/sputnik_fr/a-del-valle-on-se-demande-quel-est-linteret-du-regime-sauf-sil-etait-suicidaire
«Il y a une campagne de désinformation, une guerre psychologique, à partir de faits réels, sur lesquelles s'appuient tous ceux qui étaient opposés à la nouvelle doctrine de l'administration américaine.»
Une administration qui avait récemment renoncé à faire du départ de Bachar el-Assad un préalable indispensable à tout règlement de la crise syrienne, cette même condition qui bloque la situation et fait perdurer le conflit syrien depuis maintenant 6 ans. Pour lui, une chose est claire, cette tragédie va perturber les négociations qui avaient pourtant commencé.
D'ailleurs, personne ne se pose la question de bon sens: à qui profite le crime de Khan Cheikhoun? Alexandre del Valle se lance dans l'exercice, tenant à n'écarter aucune piste:
«Si l'opposition armée avait pu être à l'origine de cette opération, elle aurait eu un gain énorme, en tout cas c'est à elle que cela profite. Cela ne veut pas forcément dire, quand ça profite à quelqu'un, que ce quelqu'un en est l'instigateur, mais on ne peut pas totalement écarter l'hypothèse d'une manipulation.»
En tout état de cause, avant d'incriminer telle ou telle partie, une enquête approfondie sur le terrain s'impose. Une mission qui s'annonce particulièrement difficile, comme nous l'explique Christian Chesnot, l'accès au secteur pour des observateurs internationaux risque de s'avérer problématique.
«La zone où s'est produit l'attaque est tenue par le Front Fatah al Sham, c'est-à-dire l'ex Front Al-Nosra, la branche syrienne d'Al-Qaïda. Donc ça va être compliqué pour des enquêteurs de l'ONU de venir enquêter sur place compte tenu des conditions de sécurité.»
Un constat appuyé par Frédéric Pichon «Je vois mal comment des prélèvements vont pouvoir être effectués dans la région dans les jours qui viennent, ou alors il faudra se poser la question de l'origine de ces prélèvements.»
D'autant plus que sans même évoquer les conclusions d'une telle enquête, «l'imputabilité est très difficile à prouver» soulignent Christian Chesnot et Alexandre del Valle: «les enquêtes passées ont toujours montré qu'on n'a pas pu déterminer avec certitude d'où venait les tirs et à qui on pouvait les attribuer», indique ce dernier.
Cependant, l'émotion est de mise- tout particulièrement dans les médias-, mais également dans les cercles diplomatiques. Dans la droite ligne de son prédécesseur (Samatha Power), Nikki Haley, ambassadrice américaine à l'ONU, n'a pas hésité à exhorter le Conseil de Sécurité à l'action en brandissant des photos d'enfants morts. Une scène dont le Wall Street Journal a fait ses choux gras.
Il faut dire que comme dit précédemment, la responsabilité de l'attaque- de Londres à Washington en passant par Paris- a immédiatement été imputée à Damas, malgré les démentis et les doutes légitimes. Une accusation qui marque donc un retournement d'attitude des chancelleries occidentales à l'encontre des autorités syriennes. En effet, Nikki Haley, déclarait jeudi dernier: «il faut changer nos priorités, et notre priorité n'est plus de rester assis là, à nous concentrer sur les moyens de faire partir Assad.»
Le même jour, Rex Tillerson, le secrétaire d'État américain, déclarait depuis Ankara que «le sort du président Assad, à long terme, sera décidé par le peuple syrien». Une ligne docilement suivie par le chef de la diplomatie française, Jean-Marc Ayrault, qui était pourtant tenant jusqu'alors d'une ligne particulièrement stricte à l'encontre de Bachar al Assad. Frédéric Pichon souligne «l'effet d'aubaine» que représente cet emballement médiatique et politique et dans lequel certaines chancelleries occidentales n'ont pas hésité à s'engouffrer:
«Il faut y voir une manière de reprendre la main, politiquement, au moins émotionnellement et diplomatiquement.»
Après l'impact émotionnel auquel la presse française et anglo-saxonne a largement contribué, on observe que Washington hausse le ton. Donald Trump a déclaré mercredi, non sans attirer l'attention des médias, «mon attitude vis-à-vis d'Assad a changé» ajoutant que ces «actes odieux perpétrés par le régime d'Assad ne peuvent pas être tolérés.»
Si certains ont pu spéculer déjà quant à la possibilité d'une intervention militaire américaine, Christian Chesnot estime qu'il s'agirait là d'un «coup de sang» du président américain. Un coup de sang qui s'est traduit dans la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 avril par le tir d'une salve d'une soixantaine de missiles Tomahawk sur la base aérienne de Shayrat.
Est-ce le prélude à une intervention militaire directe des Américains contre le gouvernement syrien?
Pour le journaliste, s'il est évident qu'Américains et Occidentaux «ne pouvaient pas rester les bras croisés» face à des photos d'enfants gazés, il doute- tout comme Alexandre del Valle et Frédéric Pichon- que l'on puisse assister à un revirement de situation complet ou à un changement dans les rapports de forces sur le terrain.
«Les Américains ont peu de leviers en Syrie, puisque ce sont les Russes qui contrôlent le ciel avec leurs S300 et S400» souligne-t-il.
Pour nos experts que nous avons interrogés avant les frappes américaines, la volonté d'en finir avec la crise syrienne en avançant dans le processus de résolution politique et diplomatique devrait l'emporter sur la crise émotionnelle. D'autant plus que, comme l'explique Christian Chesnot, un tout autre calendrier préoccupe aujourd'hui les autorités américaines et russes:
«Ce que les Américains et les Russes préparent avec leurs alliés locaux, c'est la bataille de Raqqa et de l'Est syrien.»
«Il faut que l'orage médiatique passe» relativise Alexandre del Valle. Au-delà du territoire syrien, cet orage frappe de plein fouet la campagne présidentielle, en France. «On va pouvoir diaboliser plus facilement ceux qui avaient des visions pragmatiques et en accord avec le monde multipolaire» lâche Alexandre del Valle, qui redoute un phénomène d'instrumentalisation à des fins purement personnelles et électoralistes.
Il rappelle les précédents épisodes où «on a vu l'Occident sauter sur l'occasion»- ces opportunités offertes par de tels emballements médiatiques, avec des mots émotionnellement chargés «les mots gaz, massacre, c'est comme les mots purification ethnique, camps ou charnier»- à des fins de politique intérieure.
Le géopolitologue rappelle ainsi les campagnes de désinformation qui avaient eu lieu à propos du Kosovo, des «armes de destructions massives en Irak» ou encore «les massacres imminents à Benghazi» en Libye, menant toutes à des interventions militaires des pays de l'OTAN.
«L'Occident aujourd'hui vit ce que j'appelle une dégénérescence de la démocratie, une perversion de la démocratie- comme les philosophes grecs l'avaient annoncé- en démagogie. Donc le moindre événement est utilisé par les démagogues, qui font de l'émotion et qui ne font pas du long terme.»
Des inquiétudes qui ne sont pas partagées par Frédéric Pichon et Christian Chesnot, estimant que la question syrienne n'était jusqu'à présent pas centrale dans la campagne. Pour Christian Chesnot, même si Bachar el-Assad a de nouveau «terni son image», revenant à celle de 2013, celle de l'homme qui gaze son peuple», les candidats devraient aujourd'hui faire preuve de discernement dans le dossier syrien, aucun ne remettant en cause la nécessité de punir le dirigeant syrien en cas de preuve avérant sa responsabilité dans l'attaque de Khan Cheikhoun.
«Il y a une forme de différenciation entre la personne de Bachar el-Assad qui, pour tous les hommes politiques français, devra rendre des comptes à un moment donné […] En tout cas, la justice internationale s'occupera de son cas. Et puis à côté de cela, il y a la transition, le processus politique, où les dirigeants français veulent la stabilité de la Syrie avec en tête des priorités la fin de Daech.»
Le 6 avril au matin, dans la matinale d'Europe 1, un chroniqueur revenait sur le tweet d'Alain Juppé, condamnant les «tenants de la realpolitik». Un billet révélateur de l'ambiance politico-médiatique autour de cette affaire.
Il rappelle le soutien apporté par Bachard el-Assad au candidat des Républicains et juge «ambiguë» la position de Jean Luc Mélenchon, lorsqu'il explique «que c'est au peuple syrien de décider du destin de Bachar el-Assad», qui serait d'ailleurs un «sauveur» pour Marine Le Pen. Nicolas Dupont Aignan en prend également pour son grade, photo à l'appui, lui qui «défendrait la légitimité du boucher de Damas.»
Mais là où l'on se perd, c'est que les reproches ne s'arrêtent pas là. Benoît Hamon et Emmanuel Macron passent également sur la sellette: si ceux-ci plaident bien pour le départ d'Assad, ils sont au regard du journaliste «pris au piège de la hiérarchie de l'horreur». Leur tort: avoir priorisé la défaite de «Daech» à la destitution de Bachar el-Assad… Mais ça, c'était avant que Macron ne se déclare en faveur d'une intervention militaire directe en Syrie sur le plateau de L'Émission politique, le soir même.
Heureusement que, pour le moment encore, pouvoir médiatique et pouvoir politique demeurent un tant soit peu séparés.