Kemi Seba: souverainistes africains et Russie, «une alliance naturelle»

© AFP 2024 Jean AyissiKemi Seba
Kemi Seba - Sputnik Afrique
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Activiste, écrivain et éditorialiste, Kemi Seba est une figure franco-béninoise aussi controversée que populaire. Cet ardent défenseur de la souveraineté et du monde multipolaire s’est récemment rendu en Russie. L’occasion pour Sputnik de recueillir son analyse sur les perspectives russo-africaines.

«La réalité récente du monde multipolaire, les changements positifs majeurs au niveau de l'actualité internationale, mais également l'injustice que continuent à subir plusieurs pays de la part des puissances occidentales, poussent les peuples enracinés du monde à se rapprocher. C'est en tout cas la démarche actuelle des souverainistes africains et russes.»

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En quelques mots, Kemi Seba, activiste panafricaniste et souverainiste franco-béninois, trace les lignes de force de son action. Président de l'ONG Urgences panafricanistes, écrivain et chroniqueur politique, il est diabolisé en Occident et par une partie des élites africaines pour ses prises de position jugées radicales, mais jouit d'une forte popularité auprès des populations d'Afrique francophone et de sa diaspora. Dans cet entretien exclusif à Sputnik, au retour d'un voyage en Russie, Kemi Seba nous livre ses impressions sur le pays et analyse pour nous les relations entre les partisans de la multipolarité, en Afrique, en Russie et ailleurs.

Sputnik: Vous venez tout juste d'achever une visite à Moscou. Il s'agissait de votre première visite sur le sol russe. Pourquoi la Russie et pourquoi maintenant?

Kemi Seba: Je me suis rendu en Russie sur invitation de l'association Afrique-Russie, une structure qui se donne pour mission de rapprocher les sociétés civiles africaines et russes, dans l'optique d'une collaboration visant à défaire nos peuples respectifs de l'impérialisme occidental.
Le travail que nous menons à travers l'ONG Urgences panafricanistes est observé par beaucoup de gens d'origine et de culture différentes. Notre lutte visant à obtenir notre souveraineté est un combat qui touche quiconque est épris d'égalité et de dignité. Je suis venu à Moscou, comme je suis allé en Iran ou au Venezuela il y a quelques années, et comme j'irai en Bolivie dans quelques semaines.

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Je suis un adepte du monde multipolaire. Je pense du plus profond de mon âme que le monde se portera mieux dès lors que les peuples arrêteront de subir la dictature de l'oligarchie occidentale, et qu'au contraire, différents pôles civilisationnels, enracinés dans la tradition et maîtrisant la géostratégie, se lèveront et s'uniront pour maintenir l'équilibre politique mondial. En ce sens, mon voyage en Russie était déterminant. Car dans ce monde multipolaire, la Russie tient le premier rôle pour l'instant, et se veut l'allié de celles et ceux qui luttent contre l'occidentalisation du monde. L'exemple de la Syrie et du soutien russe à Bachar El-Assad l'atteste de la plus belle des manières.

Nous menons pour notre part en Afrique et dans les Caraïbes une lutte âpre contre le néocolonialisme français et plus globalement occidental. Nous sommes à la recherche de partenaires stratégiques qui comprennent qu'une Afrique libérée de toute tutelle étrangère serait une chance pour le monde entier. Il n'y a qu'ainsi que des partenariats fiables, durables et sains pourront voir le jour.

Sputnik: Vous avez rencontré durant ce passage Alexandre Douguine, l'un des plus célèbres intellectuels russes et l'un des principaux idéologues du concept de l'Eurasisme. De quoi avez-vous discuté?

© Photo Kemi SebaKemi Seba et Alexandre Douguine
Kemi Seba et Alexandre Douguine - Sputnik Afrique
Kemi Seba et Alexandre Douguine

Kemi Seba: Douguine est l'une des plus passionnantes rencontres de mon parcours politique de ces dernières années. Passionnante, car nous avons en commun une figure dont nous nous revendiquons respectivement les disciples, en l'occurrence René Guénon. Ses recherches sur la Tradition primordiale ont changé ma vie et ma perception du monde. Et Douguine me paraît être aujourd'hui le plus brillant disciple de Guénon, qui ne se contente pas de louer son «maître idéologique», mais prolonge son œuvre, en inscrivant la démarche traditionaliste dans une dimension géostratégique. C'est sous cet angle d'ailleurs que son ouvrage «Le front des traditions» demeure pour moi un livre important. Ses chapitres tels que Les racines métaphysiques des idéologies politiques, Le facteur métaphysique dans le paganisme, La Grande Guerre des continents demeurent pour moi des sources de réflexions intarissables. La seule nuance que j'ai avec Douguine, et elle est de taille, est que là où il met le bloc eurasiatique au centre de tout (ce qui est normal, c'est de cette région dont il est issu), moi c'est l'Afrique.

Pour revenir à ce que nous avons dit, nous avons parlé de beaucoup, beaucoup de choses. La seule chose que je peux vous dire, c'est que le monde multipolaire est vu par lui comme par moi comme une nécessité. La Russie, grâce à des gens comme Douguine, est en train de bâtir un axe eurasiatique surpuissant qui participe à maintenir les différents souverainismes dans ce monde. L'alliance d'un Erdogan avec un Poutine illustre cette orientation. À nous autres souverainistes africains de faire en sorte que l'Afrique puisse devenir ce pôle puissant tant voulu par les pères fondateurs du panafricanisme.

Le seul désavantage que nous avons, et il est important, est que nous ne disposons pas de dirigeants, surtout en Afrique subsaharienne francophone, acquis à la cause de l'autodétermination africaine. Dès lors, nous devons tout faire tout seuls, à partir de la société civile. C'est un combat âpre, éreintant, difficile, mais la victoire n'en sera que plus belle.

Sputnik: Pensez-vous que l'Eurasisme et le Panafricanisme peuvent et doivent coopérer? Et si oui, pourquoi?

Kemi Seba: Oui, je le pense fondamentalement, tout comme l'axe bolivarien (l'Amérique du Sud) entre autres, est un pôle qui ne doit pas être négligé. Tous les peuples doivent être amenés à coopérer, mais en étant enraciné dans leur propre paradigme. Le nouveau millénaire est et sera plus encore dans les temps à venir, l'ère des blocs civilisationnels. L'ère des grands ensembles. De grands ensembles qui dans leur collaboration, seront des garants d'un monde équilibré, débarrassé de l'axe unipolaire de l'Otan, qui n'a créé que chaos et désolation partout où il est passé.

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Cela me permet aussi de préciser que pour moi, il ne s'agit pas de voir le pôle eurasien succéder au pôle américain ou plus globalement occidental. Si nous parlons d'alliance aujourd'hui, c'est que la démarche de Poutine est claire, traçable, lisible et garantit un équilibre dans le monde aujourd'hui. Si nous sentons dans le futur que la Russie a un projet colonial comme l'Occident l'a eu en Afrique, nous nous en éloignerons. Mais de manière concrète, ce n'est pas le cas, malgré la diabolisation occidentale qui vise le président Poutine. Ce dernier veut un monde multipolaire, et est la figure mondiale du souverainisme. Ce courant est le socle idéologique de sa politique. C'est le nôtre aussi. C'est donc une alliance naturelle.

Sputnik: Au-delà de la rencontre avec M. Douguine, vous avez présidé une conférence le 16 décembre près de l'Université russe de l'Amitié des Peuples (Patrice Lumumba), avec pour thème «La nécessité de l'alliance entre les souverainistes africains et la Russie». Un événement qui a d'ailleurs suscité un vif intérêt auprès de la diaspora africaine de Russie, étudiants inclus. De quoi avez-vous traité lors de cette conférence? Et comment ces idées ont-elles été reçues par les Africains de Russie? Les étudiants africains ont-ils émis à leur tour des idées qui vous sembleraient être intéressantes pour la suite?

Kemi Seba: Nous avons traité des thèmes évoqués dans les questions précédentes de cette interview. Comprendre la multipolarité d'un point de vue géopolitique et aussi métaphysique. Comprendre le rôle que l'Afrique a à jouer dans ce monde. Comprendre le rôle de la jeunesse africaine. Et comprendre pourquoi l'alliance avec la Russie —et avec d'autres- peut être un atout actuel dans notre lutte contre le globalisme libéral promu par l'Occident.

Ce fut une rencontre extrêmement riche et émouvante. Tous les jeunes étudiants présents n'étaient pas tous de l'Université russe de l'Amitié des Peuples. Ils venaient de différentes écoles et instituts. La plupart d'entre eux étaient des génies, et je pèse mes mots. Les échanges ont été passionnants, riches, et je pense avoir humblement contribué à élargir et densifier leurs esprits sur les questions de géostratégie. Toutes les questions étaient d'un apport indéniable à la résolution des problèmes de l'Afrique, et allaient dans le sens d'une plus grande prise en charge des problèmes africains par les Africains eux-mêmes.

J'étais touché de voir que beaucoup avaient réussi à se procurer mes ouvrages et les avaient lus scrupuleusement. L'autodétermination est pour cette nouvelle génération une religion. Et leur capacité à connaître leur ennemi naturel et leurs alliés ponctuels semble innée. Raison pour laquelle de l'avis général, les alliances des mouvements de résistance des sociétés civiles avec la Russie et certains pays d'Amérique latine ont obtenu l'approbation de tous.

Sputnik: En plus de la lutte pour la souveraineté des pays africains qui constitue votre fer-de-lance, les deux sujets qui vous tiennent particulièrement à cœur sont le combat contre le franc CFA —dans lequel vous êtes activement engagé- ainsi que la dénonciation de la situation des migrants d'Afrique subsaharienne en Libye. Une situation qui s'est créée après l'intervention de l'Otan contre ce pays, qui était d'ailleurs en son temps l'un des principaux porte-flambeaux du panafricanisme. Comment entrevoyez-vous la suite sur ces deux sujets d'actualité?

Kemi Seba: Pour le franc CFA, nous avons contribué de par nos mobilisations sur le terrain, en Afrique et dans la diaspora, à faire bouger les lignes. Sujet auparavant prisonnier des élites, et ce jusqu'à l'excès, ce débat est devenu, de par nos manifestations un sujet dont s'est emparé la rue africaine, tant méprisée par l'oligarchie. C'est pourtant la rue africaine qui souffrait depuis trop longtemps de l'utilisation de cette monnaie, et non nos dirigeants, qui eux utilisaient plus le dollar ou l'euro que nos monnaies de singe pour leurs transactions.

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Il y a un an jour pour jour, lorsque je déclarais que 2017 serait en Afrique l'année du franc CFA, certains représentants africains se moquaient de moi. Un an plus tard, ces derniers sont les premiers à parler du CFA et à reconnaître l'importance de la mobilisation de la jeunesse africaine que nous avons initiée via le Front Anti-CFA, une structure inclusive fondée par notre ONG Urgences panafricanistes.
Même s'ils tentent toujours de nous discréditer et de séparer l'action de leurs initiateurs, jugés peu conventionnels et radicaux, nous avons gagné le débat du peuple. Les élites africaines, trop pédantes, arrogantes, imbécilisés par leur prétendu savoir, ne savent pas parler au peuple. Contrairement à nous qui vivons les réalités de ce dernier, et donc savons nous adresser à lui.
Malgré tout, il n'en demeure pas moins que le combat n'est pas fini. Les présidents africains francophones, roitelets modernes, si serviables auprès de l'Occident, mais si méprisants auprès de leur peuple, ne semblent pas prêts à se libérer de leurs chaînes.

Pour ce qui est de l'esclavage en Libye, ceci n'est que la résultante à mes yeux de l'irresponsabilité de nos dirigeants africains en priorité. Oui, clairement, les criminels de l'Otan qui ont détruit un pays et assassiné l'un de nos plus brillants dirigeants —Kadhafi- pour obtenir du pétrole sont les grands instigateurs de ce capharnaüm, sont les premiers grands responsables de tout cela.
Mais que dire de nos chefs d'État qui détournent tellement les deniers publics qu'ils finissent par donner l'impression à la jeunesse africaine que la Terre Mère est un enfer? Ce sont les premiers responsables de ce drame migratoire. Car si nos dirigeants africains faisaient leur travail, il n'y aurait pas autant de jeunes qui voudraient fuir le pays.

Après, il y a une démarche patriotique à apprendre à nos enfants. Leur faire comprendre que l'Afrique ne leur doit rien, mais qu'ils doivent tout à l'Afrique. Leur faire comprendre que ce que les élites africaines ne font pas pour le peuple, le peuple devra le faire lui-même. On ne peut plus fuir nos pays dès lors que ça ne va pas. C'est à nous de résoudre les problèmes que nos élites irresponsables ne résolvent pas.

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