Esclavage des migrants en Libye, le réveil tardif des consciences

© REUTERS / Zohra BensemraLibye
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Quinze jours après le reportage de CNN montrant des migrants vendus comme esclaves en Libye, l’indignation mondiale ne retombe pas. Un phénomène qui n’est pourtant pas nouveau, comme nous l’expliquent en exclusivité décideurs politiques africains, chercheurs et responsables associatifs.

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Deuxième week-end de manifestations dans plusieurs grandes villes de France contre l'esclavagisme en Libye: l'onde de choc provoquée il y a deux semaines par la diffusion d'une vidéo de CNN, révélant cette pratique, n'est pas retombée, loin là. À Paris, notamment, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées, comme la semaine précédente, devant l'ambassade de Libye, dans le XVe arrondissement, à l'appel du Collectif Contre l'Esclavage et les Camps de Concentration en Libye —(CCECCL).

Une indignation qui touche également d'autres pays européens, non sans débordements. Samedi 25 novembre, un quartier commerçant de Bruxelles a été vandalisé par des dizaines de jeunes en marge d'une manifestation, durant laquelle un journaliste de la télévision flamande VTM a été agressé en direct.


«Vous voyez le spectacle désolant […] vous avez dû voir pour la Libye, où on a dit qu'on va au marché des hommes… comme esclaves. C'est vraiment d'un autre âge. On ne savait pas qu'aujourd'hui on pouvait avoir des cas pareils, où on vend des hommes pour travailler dans les champs, pour travailler dans les maisons, etc. Nous devons porter plainte et nous unir pour lutter contre de telles pratiques»,

déclarait, lundi 20 novembre Marcel de Souza, Président de la Commission de la Communauté Économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) à notre correspondant à Tunis.

Il faut dire que le reportage de CNN était fait pour provoquer un impact maximal: «Vous êtes en train d'assister à une vente aux enchères d'êtres humains», déclamait la correspondante soudanaise de la chaîne d'information continue avant de montrer trois hommes d'Afrique Subsaharienne vendus pour quelques centaines de Dinars, quelque part dans la banlieue de Tripoli. Une vente d'un autre temps, une vente d'esclaves.

Le tollé est immédiat: dans la foulée de la diffusion des images de CNN, l'ONU réagit, les médias se saisissent de l'affaire et les réseaux sociaux entrent en ébullition. Le 17 novembre, le président de l'Union africaine, ainsi que le gouvernement sénégalais s'indignent, même certains footballeurs y font allusion. Le jour même, à Niamey, l'ambassadeur libyen est convoqué et Tripoli se résout à ouvrir une enquête.

La France se joint au concert de protestations: tribunes libres, manifestations violentes… Le 15 novembre lors d'une conférence de presse avec le président de l'Union africaine, Alpha Condé, Emmanuel Macron qualifiait de «crime contre l'Humanité» l'esclavage en Libye.

Une indignation qui arrive bien tard? À ceux qui ont salué CNN pour avoir «découvert» l'esclavage en Libye, rappelons que c'est loin d'être le premier reportage sur ce thème. Dernier exemple en date, le 9 novembre 2017, France 2 diffusait un «Complément d'enquête» sur le trafic de migrants et le rançonnage des migrants dans des prisons clandestines. Et les médias sont loin d'être les premiers lanceurs d'alerte sur ces drames:

«Cette situation existe depuis plus d'un an et nous l'avons dénoncée! Simplement, quand nous dénoncions cette situation- les mêmes qui la dénoncent aujourd'hui- nous accusait d'alimenter le discours de l'extrême droite.»

Jean-Paul Gourévitch, consultant international, auteur de nombreux ouvrages sur l'Afrique, l'islamisme et les migrations, dit avoir alerté —en vain- sur ce sujet depuis plusieurs mois. Lorsque nous l'avons interrogé sur cette affaire, il rentrait tout juste de Moscou, où il avait participé à une table ronde internationale sur l'immigration, durant laquelle il avait été question de la situation en Libye… avant la diffusion de la vidéo de CNN. Les pratiques esclavagistes en Libye, un secret de polichinelle, en somme? Une impression qu'avait rapidement eue notre correspondante lors de la couverture des manifestations parisiennes.

«Toutes les chancelleries du monde, toutes les diplomaties, tous ceux qui travaillent sérieusement l'ont dit, l'énoncent depuis longtemps,»

lâche quant à lui Jean-Claude Tchicaya, chercheur pour l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), invité de Rachel Marsden. Un constat que dresse également Kader Abderrahim, spécialiste du Maghreb et de l'islamisme, ancien chercheur de l'IRIS, le 24 novembre au micro de notre chroniqueuse:

«On baigne dans une grande hypocrisie, parce qu'on savait qu'il y avait des marchés aux esclaves en Libye, qu'il y avait eu déjà plusieurs ONG, des chercheurs, des journalistes, qui avaient déjà tiré la sonnette d'alarme, il y a 17 mois précisément.»

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Une connaissance des faits qui rend aux yeux de Claudy Siar, fondateur et porte-parole du Collectif contre l'esclavage et les camps de concentration en Libye (CECCL), le partenariat entre des gouvernements européens et les autorités libyennes encore plus répréhensibles. Claudy Siar évoque ainsi l'accord signé le 3 février 2017 par les dirigeants européens réunis à Malte. Un accord de lutte contre l'immigration illégale, qui prévoit de renforcer le rôle des gardes-côtes libyens.

«Lorsque l'Europe a fait ça- en sachant ce qui se joue, ce qui allait se jouer en Libye- elle s'est rendue coupable d'un crime contre l'humanité […] pour eux, ce ne sont que des nègres, les morts n'ont pas la même valeur!»

Mais pour tous nos spécialistes, les Européens ne sont pas les seuls à blâmer. Si l'intervention en Libye a incontestablement déstabilisé le pays ainsi qu'une bonne partie du continent africain, disséminant le terrorisme djihadiste de part et d'autre du Sahel, c'est avant tout la population libyenne qui devrait être responsable de la lutte contre l'esclavage dans son pays:

«D'un côté il n'y a pas d'anticipation- on court derrière l'évènement —il n'y a pas d'expertise et d'autre part vous avez une population qui est complice: parce que pour vendre des gens comme esclaves, il faut qu'il y ait des gens qui les achètent»,

précise ainsi Jean-Paul Gourévitch. Un constat que dresse également Kader Abderrahim, qui fustige ainsi la mainmise de mafias sur un pays laissé sans Institutions suite à l'intervention militaire de l'OTAN.

«Les premiers responsables de cette situation ce sont les Libyens eux-mêmes! […] Ils doivent eux-mêmes se mobiliser pour dire que c'est insupportable pour leur conscience […] que c'est inacceptable, que c'est inadmissible. Malheureusement, on n'entend pas ça!»

Une absence de prise de consciences des Libyens qui ne surprend pas Jean-Claude Tchicaya. Il démonte l'idée de l'existence d'un «âge d'or», qui aurait pu précéder la crise libyenne. Prenant à témoin les populations noires des pays du Maghreb au sens large (Algérie, Libye, Mauritanie, Maroc et Tunisie), il dresse au contraire une continuité historique.

«Des Noirs ayant vécu là-bas peuvent vous énoncer que leur vie est très dure en tant que Noirs. Ils sont également musulmans, autochtones et historiquement il y a un racisme effroyable. Donc le terrain était fécond en Libye.»

Pour Claudy Siar, les «racines du mal» puisent dans l'Histoire. Celle d'un continent «esclavagé», pillé de ses forces vives très tôt, rappelant ainsi la traite des Africains vers la péninsule arabique- à partir du VIIe siècle.

«Oui, évidemment, la destruction de la Libye du temps de Kadhafi a amplifié les choses, mais il y avait déjà des exactions envers les populations noires du temps de Kadhafi.»

Une situation qui ne concerne pas que la Libye ou d'autres pays du Maghreb: Jean-Claude Tchicaya évoque ainsi les traitements infligés aux migrants dans d'autres pays traversés par ces flux de population tel que les Maliens en Érythrée:

«Ils sont là aussi assez souvent confrontés à des exactions et des traitements inhumains, par des personnes qui parfois ont la même couleur, la même religion ou non. Le côté paroxystique sur le continent africain se trouve en Libye, mais aussi en Mauritanie depuis des années», appuie le chercheur de l'IPSE.

La question de la discrimination endémique des noirs en Afrique a d'ailleurs été développée par Anne Hamidou, chroniqueuse au Monde Afrique, qui rappelle notamment que «L'existence de "marchés aux esclaves", d'abus sexuels et de travaux forcés avait fait l'objet d'un rapport de l'Organisation internationale pour les migrations en avril.» Elle souligne aussi que «l'indignation est du ressort des citoyens, les politiques ont, eux, l'obligation d'agir.»

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Agir, l'Europe s'y met, affirmant vouloir endiguer le phénomène à sa source, comme avec la proposition d'Emmanuel Macron de créer des hot-spot directement en Afrique Subsaharienne. Pour Jean-Paul Gourévitch, «on commence à y réfléchir, avec deux ans de retard». Selon lui, s'ils pourront répondre aux attentes de ceux ayant le droit à l'asile politique, le reste des migrants —économiques- continueront à déferler sur les côtes méditerranéennes.

«Ces migrants, sachant qu'ils ne seront pas autorisés à aller en Europe, ne passeront pas par les hot spots. Ils iront directement sur les côtes et ils attendront que les passeurs- qui s'enrichissent avec une population complice —en profitent.»

L'expert, se montre donc pessimiste sur le sommet Union européenne —Afrique, qui doit se tenir les 29 et 30 novembre à Abidjan (Côte d'Ivoire):

«Il n'y a rien à en attendre, parce qu'il n'y aura pas d'expertise, il n'y aura pas d'anticipation et même s'il y avait des décisions qui étaient prises, elles ne seraient pas applicables.»

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