La frontière nous obsède, à l'heure de la mondialisation. Les partisans du nomadisme voudraient la voir, les voir disparaître, tandis que les sédentaires du XXIème siècle voudraient leur grand retour. Dans l'absolu, comprendre les frontières, c'est comprendre les fractures, et donc les particularismes. Comprendre comment elles sont définies, c'est comprendre ceux qui la définissent…
Justement cette approche pourrait nous aider à comprendre une région du monde qui nous a toujours paru mystérieuse. Mystérieuse et conflictuelle, aujourd'hui comme depuis des centaines d'années.
Direction donc le Moyen-Orient compliqué, avec notre invité du jour, Olivier Hanne, chercheur à l'Université d'Aix Marseille, islamologue. Il vient de publier 'Les seuils du Moyen-Orient, histoire des frontières et des territoires', aux éditions du rocher. Un ouvrage volumineux, de plus de 500 pages, qui comprend — heureusement, devrais-je dire — un cahier de cartes, sans doute indispensables. Une approche originale: Olivier Hanne dévoile une généalogie des frontières, une histoire frontalière. Il puise dans le temps long, du quatrième millénaire avant notre ère jusqu'à l'Etat islamique, les permanences de la région.
Extraits:
Frontières physiques et mentales
« [Il y a] d'abord des frontières de guerre, des frontières culturelles. Mais il y a des frontières mentales qui ont parfois autant d'importance, si ce n'est plus, que celles qu'on pourrait tracer sur une carte: la fameuse ville de Deir Ezzor dont on parle beaucoup, qui a été une capitale, une métropole de l'Etat islamique, a toujours joué un rôle, un rôle de seuil: de passage d'un Etat à un autre, de centre de monopolisation des enjeux politiques et militaires. Par exemple, durant l'époque médiévale, elle était un siège de villégiature califale, dans l'antiquité, un poste avancé de l'empire romain et en 1915, le terminus des convois d'Arméniens qu'on massacrait sur place. Les frontières mentales peuvent entraîner une mobilisation populaire autant si ce n'est plus qu'une invasion. »
Le mirage de l'unification musulmane
« Dès sa naissance l'islam est parcouru par des tendances centrifuges gigantesques. Finalement, on se rend compte que les provinces sont assez autonomes. Dès le Xè siècle, le calife abbasside ne contrôle que le sud de l'Irak actuel. Dans toute la zone nord, le Kurdistan, au moyen-âge, échappe au pouvoir des califes, ainsi que l'Egypte, qui malgré son islamisation et son arabisation précoces, a toujours su maintenir une autonomie culturelle et politique. Il est important d'avoir ça en tête: quand on aborde le Moyen-Orient, on a trop tendance à dire que dès lors que ce sont des populations musulmanes, elles ont une unité. Ce n'est pas vrai quand on regarde la construction des structures de pouvoir. (…) On a des pays, des empires, qui se comportent déjà en puissances, et n'ont pas forcément en tête uniquement l'aspect religieux. On a trop tendance à dire: l'Arabie Saoudite est wahhabite, sa géopolitique est wahhabite, l'Iran est chiite, sa géopolitique est chiite. Dès le XVIè siècle, toutes ces puissances jouent sur plusieurs cordes pour développer une stratégie qui leur est propre et n'est pas forcément que religieuse. »
Imposer un système culturel?
« La longue histoire nous apprend qu'il y a une très grande fragilité de tous les systèmes importés de l'extérieur. Même l'unification par la religion musulmane n'a pas réussi à dépasser 50 à 80 ans de pérennité, de stabilité des frontières. Dès le IXè siècle apparaissent les tendances centrifuges. Quel que soit le système que vous abordez, une géopolitique, une idéologie extérieure: l'hellénisme, la romanisation, le 'grand Moyen-Orient', la démocratie, vous n'avez que quelques dizaine d'années devant vous avant de voir les prémisses d'une fracture. C'est ce que nous avons vu avec l'idéal d'une société démocratique qui s'est manifesté en 2011. Mais peu à peu, les forces locales l'emportent et jouent leur propre partition. »
Revoir Sykes-Picot?
« Il est dangereux de dire l'Irak et la Syrie n'existent pas car les frontières ont été tracées de l'extérieur. N'imaginons pas redécouper ces pays. (…) Aujourd'hui vous avez des structures politiques qui existent. Toutefois, il faut prendre en compte les complexités des sociétés, irakienne, syrienne. Il faut conserver leurs frontières quitte à proposer différents degrés d'allégeance, tout en maintenant l'unité administrative. Le système fédéral est typiquement occidental, cela signifierait des référendums. Peut-être faut-il accepter cette complexité. »
Printemps arabe?
« On a confondu l'appel à la dignité, ou à l'humanité au sens de ‘je suis un homme digne de respect', cette conception orientale. Nous l'avons confondue avec l'appel à une démocratisation. L'avons-nous confondu parce qu'on la comprenait mal ou parce que cela nous arrangeait bien, c'est une autre question! »
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