Depuis lundi matin, abstentionnistes, partisans du « ni-ni » ou ceux qui ont fait le déplacement jusqu'aux urnes pour exprimer leur désaveu du panel de présidentiables à coups de votes blancs doivent avoir les oreilles qui sifflent. Si on savait les électeurs du FN dénigrés ou psychiatrisés depuis des décennies, c'est visiblement à présent au tour de ceux qui n'ont pas publiquement clarifié leur intention de voter contre le FN — ou en faveur d'Emmanuel Macron — d'être directement pris à parti par certains « observateurs ».
L'Obs (propriété de Pierre Bergé, Xavier Niel, Matthieu Pigasse, amis et soutiens de la première heure d'Emmanuel Macron) ne semble pas pardonner à l'ancien ministre de Lionel Jospin de ne pas avoir donné de consigne de vote claire. Des chroniques, telle que « Et pourtant, je voterai Macron, par Raphaël Glucksmann » font flores, justifiant sa démarche de « stigmatiser » le « ni-ni » aujourd'hui, comme lors qu'il était « l'apanage d'une partie de la droite ». De manière moins subtile, dans « Mélenchon, sans-culotte ou sans c…? », Sylvain Courage explique que Mélenchon n'ayant pas donné de consigne de vote « révèle ainsi la nature antidémocratique de son projet. »
Dans L'huma, un dessin de Jul joue sur la carte de la culpabilisation: sa légende?
« Les réfugiés seront les premières victimes de l'abstention… Le 7, votez pour battre Le Pen! »
Les lignes éditoriales de certaines rédactions sont encore plus claires, comme Marianne qui titre sobrement, sur une photo d'Emmanuel Macron « Le Rempart »
Marianne est en kiosques ET en ligne! https://t.co/SqMcYikIfR pic.twitter.com/pyF6jOcr72
— Marianne (@MarianneleMag) 25 апреля 2017 г.
Ou encore comme celle de Society, magazine bimensuel pour « hipsters », dont la dernière Une laisse peu de place à l'abstention. On peut y voir deux bulletins: « Marche » ou « Crève »:
Mardi, faites un choix utile. Achetez Society. pic.twitter.com/hRepc2Ycw6
— Society Magazine (@SocietyOfficiel) 23 апреля 2017 г.
Dans ses colonnes, Thierry Vedel, chercheur au Cevipof (Centre de recherche politique de Sciences Po) et professeur de communication politique décrypte — avec justesse — les stratégies à adopter par chaque candidat « Macron n'a quasiment rien à faire, son seul risque serait une abstention élevée, donc il voudra peut-être dramatiser un peu l'enjeu pour que les gens se déplacent. »
D'autres rédactions affichent publiquement leur parti-pris « La neutralité des journalistes n'existe pas. Oui, nous sommes anti-FN. Point final. » Tweete Louis Lepron, rédacteur en chef du Konbini.
@max_cbn @edericher La neutralité des journalistes n'existe pas. Oui, nous sommes anti-FN. Point final.
— Louis Lepron (@louislepron) 27 апреля 2017 г.
Le service public n'offre pas un meilleur visage, comme France Inter, où l'humoriste Pierre-Emmanuel Barré est allé jusqu'à démissionner de son poste de chroniqueur après s'être fait retoquer son dernier billet d'humeur où il défendait le point de vue des abstentionnistes. « Trente minutes avant ma chronique, ils n'étaient pas d'accord avec l'idée générale. Pourtant, j'ai fait bien pire, » explique-t-il au Parisien, estimant avoir été censuré.
Une censure que dément le producteur de l'émission, Nagui « Qu'il casse Macron ou Le Pen, ok. Mais qu'il encourage l'abstention, c'est faire le jeu du FN. » ajoutant « je lui ai finalement proposé de faire sa chronique demain (jeudi) sans changer une ligne. Et moi, j'aurais ajouté un mot pour dire d'aller voter. » Finalement diffusé sur internet par l'humoriste, le sketch a été visionné plus de 5 millions de fois en moins de 24h.
François-Bernard Huyghe, Directeur de recherche et Responsable de l'Observatoire Géostratégique de l'Information à l'IRIS, salue le courage de l'humoriste. Il appelle à ne pas criminaliser les opinions qui divergent, dépeignant une approche particulièrement manichéenne de la scène politique:
« On a un effet de conformité morale, qui n'arrive pas à imaginer qu'il y ait une tierce attitude entre le camp de la Raison, du Bien, du libéralisme, de la société ouverte et le camp du mal qui serait celui de Marine Le Pen, les peurs, les haines, etc. Bah oui, mais les gens ont le droit de penser d'une troisième façon et qu'outre l'abstention […] il y a un important vote blanc ou nul, dont on ne tient pas compte dans l'électorat français, qui veut bien dire quelque chose. »
« Ce qui est intéressant, c'est la façon dont on met ça en scène, comme si Marine Le Pen avait la moindre chance de l'emporter. Comme si elle n'avait pas contre elle statistiquement une large majorité des électeurs, mais aussi les médias, la bourse, les syndicats et les organisations de la société civile. »
Des syndicats, qui eux aussi appellent les gens à voter. Comme la CFDT, dont on peut lire sur une affiche: « Les effets secondaires de l'abstention durent 5 ans. VOTEZ », dont le ton médicamenteux n'est pas sans rappeler celui de la campagne de l'« Homophobiol ».
#LaMatinaleInfo: Vers qui vont aller les voix de Jean-Luc #Mélenchon? ➡️ https://t.co/17LSuTZ6o6 pic.twitter.com/IYpJhkXBU9
— CNEWS (@CNEWS) 26 апреля 2017 г.
Mais n'est-ce pas être en plein décalage que d'escompter forcer les « insoumis » à voter Macron, alors même qu'une bonne partie d'entre eux iront certainement d'eux-mêmes voter contre Marine Le Pen. N'est-ce pas être aveugle au fait que cette gauche-là, tout comme les électeurs de partis d'autres couleurs politiques, ne veulent pas du programme économique et social d'Emmanuel Macron? Dans une France où la colère ne cesse de monter depuis plus de dix ans, la présence du Front national et le score de Jean-Luc Mélenchon ne sont-ils pas des indicateurs assez clairs de cette tendance? Les choses ont bien changé depuis 2002, ce qui semble échapper à bon nombre d'observateurs… qui semblent avoir perdu de vue qu'ils ne sont plus les prescripteurs d'opinion tout-puissants qu'ils furent naguère?
Des médias, qui ont « largement contribué à la montée du phénomène Macron » même si aucune statistique ne peut venir appuyer cette théorie, François-Bernard Huyghe souligne qu'« il est très probable qu'il ait beaucoup de sympathie parmi les rédacteurs et les journalistes, ce qui sociologiquement s'explique. »
on a voté aux Inrocks!!! pic.twitter.com/jDfmFCc611
— Armand Levayer (@LevayerArmand) 23 апреля 2017 г.
Une attitude, conformiste que l'expert juge particulièrement « inquiétante », rappelant les bases du débat démocratique:
« La démocratie c'est le conflit — bien réglé dans le cadre de la lutte conventionnelle des partis et des élections — mais la démocratie c'est quand même le conflit et admettre que des gens puisse penser autrement que vous sans être criminels ou stupides. »
Par cette campagne d'hystérie médiatique, n'est-ce pas cette fois-ci le champ du dédain qui se serait élargi? À force de stigmatiser les abstentionnistes qui « font le jeu du FN », n'est-on pas simplement en train d'insulter la diversité des motivations des électeurs, bref, la démocratie?