Le cœur sombre de l'Afrique
Cette histoire remonte à 1898, quand les autorités coloniales britanniques ont voulu établir une liaison entre leurs différentes colonies de l'est de l'Afrique par une voie ferrée géante le long de l'océan Indien. En mars les ouvriers — des travailleurs hindous et leurs "sahibs" blancs envoyés en Afrique — ont rencontré un obstacle naturel: la rivière Tsavo. La construction du pont pour la traverser a demandé 9 ans.
Pendant cette période les travailleurs étaient terrorisés par plusieurs lions de la région, dont l'audace et l'insolence étaient telles qu'ils sortaient littéralement les ouvriers de leur tente pour les dévorer à proximité du camp. Les premières tentatives de faire fuir les prédateurs avec du feu et des ronces ont échoué: les lions continuaient d'attaquer les membres de l'expédition.
Au final, les ouvriers ont commencé à déserter en nombre le camp, ce qui a poussé les Anglais à ouvrir la chasse aux "tueurs de Tsavo". Les lions mangeurs d'hommes étaient une proie très rusée et furent longtemps insaisissables pour John Patterson, colonel de l'armée impériale et responsable de l'expédition. Il a finalement réussi à surprendre et à abattre l'un des deux lions en décembre 1898. Vingt jours plus tard, il tuait le second prédateur.
Larisa DeSantis explique que la plupart des chercheurs supposaient d'abord que les lions attaquaient les ouvriers pour se nourrir — cette théorie se basait sur la réduction significative des herbivores de la région à cause de l'épidémie de peste et d'une série d'incendies. DeSantis et son collègue Bruce Patterson, qui porte le même nom que le colonel du musée d'histoire Campus de Chicago où sont conservés les ossements des lions, tentent depuis 10 ans de prouver que ce n'était pas le cas.
Un safari pour le "roi des animaux"
Initialement, Patterson pensait que les lions ne chassaient pas l'homme par manque de nourriture mais parce que leurs crocs étaient cassés. Cette idée a été fortement critiquée par la communauté scientifique car le colonel Patterson avait lui-même noté que le croc d'un lion s'était cassé sur le canon de son fusil quand l'animal l'avait attaqué. Néanmoins, Patterson et DeSantis ont continué d'analyser les dents des "tueurs de Tsavo", en utilisant cette fois des méthodes paléontologiques modernes.
L'émail des dents de tous les animaux, expliquent les experts, est recouvert d'une sorte de "dessin" formé de rayures et de fissures microscopiques. La forme, la taille et la répartition de ces rayures dépendent directement du type de nourriture de leur porteur. Par conséquent, si les lions avaient souffert de faim leurs dents auraient dû présenter des traces d'os rongés que les prédateurs auraient mangés s'ils avaient manqué de nourriture.
Les paléontologues ont donc décidé de comparer les formes des rayures visibles sur l'émail des crocs des lions de Tsavo avec les dents de lions ordinaires de zoo nourris avec de la nourriture tendre, de hyènes qui se nourrissent de charogne et d'os, et avec celle du lion cannibale de Zambie qui a tué au moins six habitants en 1991.
"Bien que des témoins aient rapporté des "craquements d'os" aux abords du camp, nous n'avons pas trouvé de traces de dommages caractéristiques des rongements d'os sur l'émail des dents des lions de Tsavo. De plus, nous avons constaté que le dessin des rayures sur leurs dents ressemblait davantage à celui des lions de zoo nourris avec des morceaux de bœuf ou de cheval", explique Larisa DeSantis.
Par conséquent, on peut dire que ces lions ne souffraient pas de faim et qu'ils ne chassaient pas l'homme pour des raisons gastronomiques. Les chercheurs supposent que les lions appréciaient simplement cette proie assez nombreuse et facile, dont la capture demandait bien moins d'efforts que celle des zèbres ou du gros bétail.
D'après Patterson, ces conclusions soutiennent partiellement son ancienne théorie sur les problèmes dentaires des lions: pour tuer un homme, le lion ne devait pas obligatoirement trancher ses artères du cou alors que la chasse aux gros animaux herbivores sans crocs ou avec des dents malades était beaucoup plus ardue. Selon lui, le lion de Zambie avait les mêmes problèmes de dents et de mâchoires. C'est pourquoi on peut s'attendre à une reprise du débat autour des cannibales de Tsavo.