Au delà des déchirures de l’histoire, la saga d’une famille de Russes blancs

© Sputnik . Elena ShesterninaEugenio Nikitich Dobrynin, en su casa en Madrid
Eugenio Nikitich Dobrynin, en su casa en Madrid - Sputnik Afrique
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«Une âme russe, un esprit français et un mode de vie espagnol». Voilà comment se définit Evgueny Dobrynine, descendant d’un émigré russe blanc interviewé par Sputnik Mundo. La révolution a divisé la société russe et les Dobrynine se sont retrouvés parmi les premiers touchés par cette rupture.

Evgueny est né à Paris, mais habite à Madrid. Son appartement au centre-ville de la capitale espagnole est un « petit morceau de Russie », rempli de symboles d'une époque révolue: drapeaux de l'Empire russe, dessins de soldats et d'officiers de la campagne de Russie de 1812 et bien sûr portrait du dernier empereur russe Nicolas II.

Les photos en noir et blanc des membres de la famille Dobrynine et d'autres aristocrates russes attirent l'attention. Ces gens-là n'ont pas accepté la révolution bolchevique de 1917 et se sont retrouvés en exil à l'étranger. Evgueny nous raconte en détail l'histoire de chacune de ces photos.

© Sputnik . Elena ShesternináLes photos en noir et blanc des membres de la famille Dobrynine
Les photos en noir et blanc des membres de la famille Dobrynine - Sputnik Afrique
Les photos en noir et blanc des membres de la famille Dobrynine

Une riche histoire familiale

Evgueny connaît parfaitement l'histoire de sa famille et d'autres familles aristocratiques de l'Empire russe.

Son nom de famille à lui — Dobrynine — est connu depuis le XVIe siècle lorsque le tsar Ivan le Terrible a déchu les boyards rebelles Dobrynine de tous leurs titres de noblesse et les a envoyés en exil à Novgorod. La famille a pourtant résisté à cette épreuve en se faisant fabricants d'armes vers XVIIIe siècle et en fournissant celles-ci aux armées russes menant d'innombrables guerres.

« Nous fondions des cloches pour en faire des canons pour la guerre contre les Suédois au temps du Pierre le Grand », raconte Evgueny.

© Photo Archives familiales des DobrynineL'image héraldique des Dobrynine
L'image héraldique des Dobrynine - Sputnik Afrique
L'image héraldique des Dobrynine

Au XIXe siècle, un autre représentant de la famille Dobrynine, Nikolaï, était gouverneur de la ville de Toula et a laissé le souvenir d'« un généreux bienfaiteur au cœur d'or ». Pour ses loyaux services, l'empereur Alexandre II a restitué aux Dobrynine leurs titres de noblesse et jusqu'à la révolution les membres de cette famille ont occupé les hautes fonctions de l'Empire russe.

Ils échappent au feu de la révolution

Les révolutions russes de février et d'octobre 1917 ont ébranlé les fondements mêmes de la société russe. La guerre civile a divisé les familles et a semé le chaos dans le pays. Les bolcheviks persécutaient les aristocrates et les hauts fonctionnaires de l'« ancien régime ».

C'est un miracle que le grand-père d'Evgueny, Vladimir Dobrynine, fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères de l'Empire russe, n'ait pas été fusillé: un des commissaires politiques qui le connaissait a refusé d'exécuter un arrêt de mort pris contre lui. Une autre arrestation a suivi. Vladimir Dobrynine a réussi à s'échapper, après quoi la famille est allée s'installer à Kiev.

© Photo Archives familiales des DobrynineVladimir Dobrynine et Nicolai Maslovsky
Vladimir Dobrynine et Nicolai Maslovsky - Sputnik Afrique
Vladimir Dobrynine et Nicolai Maslovsky

Indépendante depuis novembre 1917, l'Ukraine a donné à Vladimir un passeport, mais la situation dans le pays restait instable et deux ans plus tard, la famille quitte Kiev pour suivre le général blanc Denikine à Novorossiisk. Le 25 décembre 1919, après avoir vécu une arrestation, la prison et une évasion, Vladimir Dobrynine est décédé: son cœur a lâché. Dès le mois de janvier 1920 la veuve de Vladimir Dobrynine, Evguenia Dobrynina quitte le pays avec son fils et sa nièce.

© Photo Archives familiales des DobrynineEvguenia Dobrynina
Evguenia Dobrynina - Sputnik Afrique
Evguenia Dobrynina

La France, une nouvelle patrie

Après trois ans passés en Angleterre, la famille s'installe à Paris. Avec une petite aide financière de la part du comité d'émigrés de Constantinople et grâce à l'argent gagné chez Coco Chanel, qui n'en était alors qu'à ses débuts, les femmes Dobrynine ont pu payer les études de Nikita, le fils d'Evguenia Dobrynina.

« Il a intégré l'école supérieure d'aviation, a fait des études d'ingénieur et a commencé à travailler — c'est ainsi que l'argent est apparu dans la famille », raconte Evgueny.

© Photo Archives familiales des DobrynineNikita Dobrynine, le père d'Eugeny (1932)
Nikita Dobrynine, le père d'Eugeny (1932) - Sputnik Afrique
Nikita Dobrynine, le père d'Eugeny (1932)

Nikita Dobrynine a commencé sa carrière d'ingénieur dans l'entreprise du célèbre Marcel Dassault, futur créateur des avions de chasse français Mirage et Rafale. Par la suite travaillant pour une autre société de construction aéronautique, il a participé à la création de l'un des avions les plus rapides de son époque, qui a remporté une compétition de vitesse en 1934 en Allemagne.

À la fin des années 1920, le gouvernement français a proposé aux émigrés russes de choisir entre obtenir la nationalité française et garder le statut de réfugié. Nikita Dobrynine a choisi de devenir français même si « tous les émigrés russes vivaient avec l'idée de pouvoir revenir un jour en Russie ».

Officier de l'armée française, Nikita Dobrynine, comme beaucoup d'autres émigrés russes, a combattu les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Au cours de cette courte période durant laquelle l'armée française a résisté aux troupes allemandes en 1940, six cent cinquante émigrés russes ont péri. C'est énorme. Les Russes étaient très reconnaissants envers ce pays qui les avait accueillis et ils sont morts pour lui », explique Evgueny.

© Photo Archives familiales des DobrynineNikita Dobrynine, en 1940
Nikita Dobrynine, en 1940 - Sputnik Afrique
Nikita Dobrynine, en 1940
Pendant l'occupation, Nikita Dobrynine a aidé la Résistance et après le Débarquement de Normandie, il a intégré l'armée américaine où il a servi en tant qu'officier de liaison jusqu'à la fin de la guerre.

Fils d'un Français russe et d'une Espagnole

En 1948, Nikita Dobrynine a fait connaissance de l'Espagnole Maria Luz Sirvent, qui allait devenir sa femme.

Un caprice du destin a voulu que la sœur de celle-ci, Lucia Seslavin Sirvent, porte déjà un nom de famille russe: Lucia était la veuve d'un émigré blanc issu de la famille Seslavine, dont un des représentants, le célèbre général russe Alexandre Seslavine, fut héros de la campagne de Russie de 1812.

© Photo Archives familiales des DobrynineLucia Seslavin Sirvent / Maria Dobrynine Sirvent
Lucia Seslavin Sirvent / Maria Dobrynine Sirvent   - Sputnik Afrique
Lucia Seslavin Sirvent / Maria Dobrynine Sirvent

En 1957, Evgueny Dobrynine, futur officier de marine, voit le jour à Paris. En 1985, Evgueny s'installe en Espagne où il ouvre un cabinet d'avocat.

Sa grand-mère Evguenia n'est jamais revenue en Russie, son père Nikita n'y est jamais allé. Evgueny a vu la terre de ses ancêtres pour la première fois en 1995.

Il ne parle pas très bien russe, faute de pratique régulière et d'insistance de la part de son père. Il a cependant donné des prénoms russes à ses enfants: Vladimir et Sergueï (Sergio en espagnol). Sergio pense aller s'installer en Russie. « Il veut y vivre », dit Evgueny.

Dilemmes de conscience: lutte contre le communisme et amour de la Patrie

« La révolution est devenue une catastrophe pour la Russie. Les intellectuels, les grandes personnalités du monde des arts, tout ça a été perdu et si on a réussi à préserver quelque chose — histoire, musique, littérature — c'est grâce aux émigrés », assure Evgueny Dobrynine.

Evgueny est un monarchiste convaincu. Pour lui, la monarchie serait la meilleure forme de gouvernement pour la Russie et pour y revenir, il faut convoquer une assemblée comme celle qui s'est tenue en 1613: ce Zemski sobor (« Congrès de la Terre russe » en français) avait alors élu au trône Michel Ier, fondateur de la dynastie Romanov.

L'émigration russe blanche a dû à maintes reprises faire des choix difficiles. Et à chaque fois, il était question de leur combat contre le communisme.

On connaît beaucoup de choses sur l'aide de l'URSS aux républicains espagnols et sur les Soviétiques partis comme volontaires sur le front de la guerre d'Espagne en 1936-1939, mais on sait moins que quelques dizaines de Russes issus de l'émigration blanche ont combattu du côté des carlistes, qui soutenaient Franco contre les républicains.

C'est pendant la Seconde Guerre mondiale que les choix moraux les plus difficiles ont dû être faits. Combattre le fascisme revenait à soutenir l'Union soviétique, ce régime communiste qui les avait privés de leur patrie et avait anéanti la Russie qu'ils avaient tant aimée, explique Evgueny. D'un autre côté, les Allemands ont « occupé nos terres » qu'il fallait défendre.

« Ce n'était pas un choix facile », dit Dobrynine.

Beaucoup d'émigrés blancs ont rejoint la Division bleue, composée de volontaires espagnols pour partir sur le front de l'Est, où ils ont participé entre autres au siège de Leningrad. Ils ont combattu au nom de leurs idéaux, c'est-à-dire contre le communisme, estime Evgueny. C'était aussi la motivation des émigrés russes qui ont servi dans les troupes allemandes.

Ce n'était « ni de la vengeance ni une trahison », est convaincu l'interlocuteur de Sputnik. C'était le moyen qu'avaient trouvé ces personnes pour combattre pour la Russie, qui était leur patrie. Ils ne partageaient pas les valeurs des Allemands, mais ont revêtu l'uniforme allemand pour « libérer leur patrie du communisme ».

Aujourd'hui, on les considère comme des traîtres et les gens en Russie, où « il n'y a pas une famille russe qui n'a pas perdu au moins un des siens ou où personne n'a été blessé » pendant la Grande Guerre patriotique, ont du mal à comprendre que les émigrés blancs « ont combattu non pas contre, mais pour la Russie », seulement à leur manière, estime Dobrynine.

À qui la faute et que faire?

Evgueny donne cependant sa réponse à ces deux questions russes éternelles. C'est Nicolas II qui est l'un des responsables du drame qui a frappé le pays, dit-il. « Il n'était pas à la hauteur de son statut d'empereur. Tout empereur doit faire ce qu'exige sa condition, c'est-à-dire gouverner et non pas faire autre chose », considère Dobrynine.

Le deuxième responsable est à son avis « la société russe elle-même ». Les personnalités des différents partis politiques ont fait primer leurs intérêts particuliers sur ceux de leur pays et ne faisaient pas confiance à l'empereur, qui à son tour n'a pas pu réunir autour de lui les différentes forces de la société russe.

Aujourd'hui, un pas important à faire serait de faire un bilan de la période communiste.

« Il faut donner une évaluation des faits au niveau étatique. Avec cela, il ne doit pas y avoir de vengeance, mais une simple constatation des faits: il y a eu un coup d'État, il y a eu des représailles, des fusillades illégales. […] Oui, en URSS il y a eu d'énormes progrès, y compris scientifiques, mais il y a eu aussi autre chose », dit Evgueny.

« Il faut appeler les choses par leur nom: Staline était un criminel, Lénine était un criminel », est convaincu Dobrynine.

Pourtant, il ne faut pas régler de comptes ni exiger une compensation pour les pertes de l'aristocratie russe, souligne l'interlocuteur de Sputnik.

« Mon père disait toujours que les émigrés n'ont le droit de ne rien exiger des Russes, de leurs compatriotes, parce qu'ils ont assez souffert comme ça. Mais nous avons une obligation, celle de rendre aux Russes leur histoire, leur culture et leurs traditions », dit Evgueny.

La guerre civile est la pire chose qui puisse arriver à un pays. La guerre brise toujours les vies de gens, quel que soit le camp que ceux-ci choisissent. La guerre se répercute sur les générations suivantes et influe sur ce qui se passe dans d'autres parties du globe.

La guerre, ce sont surtout ceux qui n'y connaissent rien qui aiment en parler. Ceux qui ont vécu une guerre ne veulent pas s'en souvenir ni la raconter, conclut Dobrynine.

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