Alexandre Dumas et la naissance de la Russie littéraire

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Auteur apprécié en Russie, particulièrement pour son Maître d’armes, Alexandre Dumas publie en 1860 ses impressions de voyages : En Russie.

Evocations sensibles, descriptions romantiques, récits de chasse, parodies de guide (il se moque des guides de voyage germaniques), contes amoureux, histoires horribles avec Pierre er Ivan, Dumas mêle le tout avec maestria et publie un livre de plus de mille pages sur cette merveilleuse Russie qui a inspiré aussi un splendide livre de Théophile Gautier, prince des voyageurs et roi des descripteurs. On ne peut que conseiller à nos lecteurs de lire quand ils voyageront ces récits vieux d'un siècle et demi (Gautier ou Dumas sur l'Espagne encore, Hugo bien sûr sur le Rhin): les monuments sont restés les mêmes, parfois même les paysages!

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Dumas voyage sous le règne du tzar Alexandre II, connu pour son abolition du servage, quand la Russie tzariste connaît une explosion démographique et économique, quand aussi elle s'ouvre un peu plus au monde (même si elle est un monde en soi, comme la Chine ou l'Inde) et se lance dans un tas de réformes compliquées dont elle se remettra mal. Elle fascine alors Jules Verne et les voyageurs.

Je choisi pour évoquer ce splendide voyage de Dumas l'évocation littéraire et la découverte de Pouchkine, encore peu connu en Europe, alors qu'il symbolise via Eugène Oneguine ou les contes de Bielkin l'ouverture à l'Europe et même sa parodie. Car Pouchkine reproche aux riches russes de trop copier les anglo-saxons. Ils ne sont pas les seuls!

 

 

Dumas donc sur Pouchkine (chapitre 22):

« Puisque nous vous avons déjà deux ou trois fois cité des vers de Pouchkine, permettez que nous consacrions un chapitre à ce grand homme. Pouchkine, tué en 1837, populaire en Russie comme l'est Schiller en Allemagne, est à peine connu chez nous. »

Après cette présentation, Dumas se lance dans son idée. Il faut créer une littérature nationale et ensuite on devient une grande nation. Ce rôle de créateur fut échu à Pouchkine:

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« C'est cependant tout à la fois un homme d'idées et de forme, un poète et un patriote. Jusqu'à lui, à part le fabuliste Krilof, la Russie n'avait pas eu la force d'enfanter un génie national. Un peuple ne compte intellectuellement au nombre des nations que lorsqu'il a une littérature en propre. De certaines fables de Krilof et des poésies de Pouchkine date l'ère intellectuelle de la Russie. »

La littérature permet à un pays enfermé dans des légendes de devenir une grande nation historique. Dumas mesure les progrès en quelques années de cette fantastique Russie:

« Du règne de l'empereur Alexandre, date de sa liberté, datera probablement son histoire. »

Plus loin Dumas ajoute ces lignes grandioses:

« Ce jour-là, la Russie aura une histoire; jusqu'à présent, elle n'a que des légendes. »

On sait que notre génie avait un père noir qui fut un héros des guerres révolutionnaires et consulaires, avant d'être mis à l'écart par Bonaparte. Il est donc d'autant plus sensible aux origines africaines de Pouchkine qu'il va exposer ici sans trémolo inutile dans la plume:

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« Pouchkine naquit en 1799, dans le gouvernement de Pskof. Il était fils d'un propriétaire et petit-fils, par sa mère, d'Annibal, nègre de Pierre Ier. Annibal, pris sur les côtes de Guinée, sauta par-dessus le bord du bâtiment qui l'emportait, à plus de vingt-cinq lieues des côtes. Le malheureux captif n'avait pas l'espérance de se sauver, mais il avait celle de mourir. Celle-là même fut trompée; une barque mise à la mer le rattrapa. Il fut chargé de fers, mis à fond de cale, ramené et vendu en Hollande. Pierre Ier le vit à Amsterdam. On lui raconta l'histoire d'Annibal; touché de cet amour de la liberté dans un nègre, il l'acheta et l'emmena en Russie, où l'intelligent Africain atteignit le grade de général et devint le créateur de l'artillerie russe. »

On imagine le gâchis humain par-delà le crime inexpiable de la traite. Mais on reste quand même avec Dumas et Pouchkine.

Puis Dumas rend hommage au tzar Alexandre (âme magnifique célébrée par Chateaubriand) qui pardonne au jeune poète une ode révolutionnaire:

« Nous avouons que c'est avec une certaine répugnance que nous traduisons cette ode: l'injure n'est ni dans notre talent ni dans notre caractère, et c'est autant pour faire connaître l'indulgence d'Alexandre que le génie de Pouchkine que nous la mettons sous les yeux de nos lecteurs. En effet, Pouchkine, qui faisait à un pauvre empereur, rendu à moitié fou par la solitude et les macérations, l'injustice de le traiter comme un tyran; Pouchkine, sous le règne du fils de celui dont il traînait le cadavre aux gémonies, ne fut ni arrêté, ni jugé, ni condamné; il lui fut enjoint de quitter Saint-Pétersbourg et de retourner chez son père. »

Pouchkine est exilé; cet exil va développer son génie.

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« Quelque temps après qu'il se fut retiré chez son père, Pouchkine reçut l'ordre de se rendre au Caucase. Chez nous, recevoir l'ordre d'aller risquer sa vie le fusil à la main n'est point une punition, c'est une faveur. La solitude, les montagnes, les torrents, les sommets neigeux, la mer étincelante, tout cela redoubla l'énergie mélancolique de Pouchkine et fit le génie poétique que la Russie admire. Et, en effet, de là-bas, des gorges du Terek, des bords de la Caspienne, il jetait ses vers à la Russie, et le vent qui vient d'Asie les portait jusqu'à Moscou et jusqu'à Saint-Pétersbourg ».

Car rien ne vaut un bon exil au Caucase ou en Sibérie. Dostoïevski en parle dans ses très drôles Souvenirs de la Maison des morts:

« La Sibérie est un pays de béatitude… Le climat est excellent; les marchands sont riches et hospitaliers; les Européens aisés y sont nombreux. Quant aux jeunes filles, elles ressemblent à des roses fleuries; leur moralité est irréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jeter contre le chasseur. »

 

 

Dostoïevski c'est la génération d'après, lorsque la littérature russe dominera le monde des lettres, c'est-à-dire le monde.

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

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