Les infos et les news nous font vivre dans l'éternel présent dont a parlé Kojève. Mais j'en reste à l'adjectif narcotique qui fut utilisé par la philosophe allemand Fichte à la fin du siècle dit des Lumières. Le grand penseur marginal Thoreau écrit dans son Walden, à propos de cet attrait pour les nouveautés et le progrès:
« Les hommes croient essentiel que la Nation ait un commerce, exporte de la glace, cause par un télégraphe, et parcoure trente milles à l'heure, sans un doute, que ce soit eux-mêmes ou non qui le fassent. »
Il ajoute concernant cet appétit soudain que nous éprouvons pour l'information, et qui nous fait nous précipiter vers notre courrier électronique ou notre télétexte « (les nouvelles, je veux savoir mes nouvelles ! Je ne suis rien sans mes nouvelles ! Je m'intéresse à mes nouvelles, moi ! »):
« À peine un homme fait-il un somme d'une demi-heure après dîner, qu'en s'éveillant il dresse la tête et demande: « Quelles nouvelles? » comme si le reste de l'humanité s'était tenu en faction près de lui. Il en est qui donnent l'ordre de les réveiller toutes les demi-heures, certes sans autre but; sur quoi en guise de paiement ils racontent ce qu'ils ont rêvé. Après une nuit de sommeil les nouvelles sont aussi indispensables que le premier déjeuner.
« Dites-moi, je vous prie, n'importe ce qui a pu arriver de nouveau à quelqu'un, n'importe où sur ce globe? »
C'est que pour Thoreau, il n'y a pas d'information sérieuse. En réalité, il n'y a que du commérage et du people. La guerre interminable en Afghanistan n'est en réalité pas plus importante que la prochaine passade du footballeur Ronaldo. On la commente parce qu'on s'ennuie. On la commente parce qu'on est vide et parce qu'on n'a rien à faire.
« Pour le philosophe, toute nouvelle, comme on l'appelle, est commérage, et ceux qui l'éditent aussi bien que ceux qui la lisent ne sont autres que commères attablées à leur thé. Toutefois sont-ils en nombre, qui se montrent avides de ces commérages… S'il est permis à qui rarement regarde les journaux de porter un jugement, rien de nouveau jamais n'arrive à l'étranger, pas même une Révolution française. »
Et Thoreau reprend (sans le savoir, les génies concordent) l'image de la drogue narcotique utilisée par Fichte:
« Certains manifestent un tel appétit pour les nouvelles qu'ils sont en mesure de rester éternellement assis sans bouger, à la laisser mijoter et susurrer à travers eux comme les vents Étésiens, ou comme s'ils inhalaient de l'éther, lequel ne produit que torpeur et insensibilité à
la souffrance… »
Ici une autre idée de ce grand homme: la surabondance de l'information a aussi pour fonction de produire l'insensibilité. Essentiellement, l'information consiste, comme disait Clint Eastwood à nous « goinfrer d'images » en nous faisant brouter un quinzième sachet plastique de sucreries sans gluten. Tolstoï remarquait déjà aussi, dans Anna Karénine, que les journaux produisent une humanité du « centre », une humanité médiocre, bien loin de la vérité.
On va relire ces pages immortelles, comme disait le philosophe Alain du roman russe :
« Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop avancé, et d'une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s'intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s'en tenait pas moins très fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. »
Tolstoï enfonce le clou (ou le knout) dans le cerveau de son bourgeois lubrifié. L'opinion est une chose, ou pour mieux dire un meuble (il dira « un cigare pour embrouiller le cerveau », ce qui est presque du Mallarmé) qui est là pour décorer le cerveau du bourgeois. On pense aux éditions de 200 pages qui encombrent le dimanche toutes les tables bourgeoises du monde : politique, diplomatie, yachting, ameublement, mode, culture, tout y est.
« Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d'elles-mêmes après lui être venues sans qu'il prît la peine de les choisir; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l'âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. »
Tolstoï explique ensuite pourquoi son bourgeois moscovite devient libéral, pourquoi il ne reste pas conservateur. L'explication vaut son pesant de (beurre de) de cacahuètes :
« Si ses tendances étaient libérales plutôt que conservatrices, comme celles de bien des personnes de son monde, ce n'est pas qu'il trouvât les libéraux plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout allait mal en Russie, et c'était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes et peu d'argent. »
Les libéraux que déteste Dostoïevski — et que méprise Tolstoï — veulent finalement détruire de fond en comble la société, sans qu'il y ait besoin de recourir ici non plus à la conspiration. C'est la bêtise qui parle, la bêtise de ce bourgeois qui avale tout même la merde, dit Léon Bloy à la même époque.
« Le parti libéral prétendait que le mariage est une institution vieillie qu'il est urgent de réformer, et pour Stépane Arcadiévitch la vie conjugale offrait effectivement peu d'agréments et l'obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature. Les libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n'est un frein que pour la partie inculte de la population, et Stépane Arcadiévitch, qui ne pouvait supporter l'office le plus court sans souffrir des jambes, ne comprenait pas pourquoi l'on s'inquiétait en termes effrayants et solennels de l'autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. »
Enfin on fait un crochet par Darwin pour montrer qu'on est un bourgeois moqueur (l'humour bourgeois ! l'esprit bourgeois ! la conversation du bourgeois !) mais surtout libéré :
« Joignez à cela que Stépane Arcadiévitch ne détestait pas une bonne plaisanterie, et il s'amusait volontiers à scandaliser les gens tranquilles en soutenant que, du moment qu'on se glorifie de ses ancêtres, il ne convient pas de s'arrêter à Rurick et de renier l'ancêtre primitif, — le singe. »
Tout cela montre que les convictions de notre homme moderne finalement sont bien faibles.
Et le comte Tolstoï de conclure cruellement !
« Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude; il aimait son journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouillard envelopper son cerveau. »
Dans notre petit essai (découvrez le lien pour le télécharger gratuitement) sur le Crocodile, nous consacrons un chapitre à Dostoïevski et à la presse, toujours pro-occidentale, qui en Russie abrutit à cette époque le cerveau du moyen bourgeois.
Dostoïevski fait dire à son ridicule personnage enfermé dans son crocodile :
« Jamais je ne m'étais senti aussi fort qu'à présent. Dans mon étroit abri, je ne crains guère que la pesante critique des grands journaux et le sifflement des feuilles satiriques. N'oublie pas de m'apporter chaque jour tous les télégrammes de l'Europe, mais en voilà assez. »
Ma foi il semblerait qu'au bout de 200 ans de presse obtuse et de propagande ahurie les occidentaux commencent à comprendre. Il est vrai qu'ils ont été tellement essorés par les banques et les guerres humanitaires de leurs élites hébétées qu'il ne leur reste que cela à grailler pour le dîner : un peu de lucidité.
Bibliographie
Bonnal — Etude sur le crocodile
Gautier — Préface de Mademoiselle de Maupin
Thoreau- Walden
Tolstoï _ Anna Karénine