Christian Chesnot: «les princes du Golfe nous voient comme des gens facilement achetables»

© Flickr / UN GenevaChristian Chesnot, journaliste français, spécialiste du Moyen-Orient
Christian Chesnot, journaliste français, spécialiste du Moyen-Orient - Sputnik Afrique
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Votre candidat, votre député, nos ministres sont-ils corrompus par un pétromonarque ? Les émirs financent-ils les djihadistes ? À quel jeu jouent-ils ? Le reporter Christian Chesnot était l'invité de Sputnik pour répondre à ces questions brulantes.

« Ils nous connaissent mieux que nous ne les connaissons »… Et c'est pour pallier à cette ignorance que les grands reporters Christian Chesnot et Georges Malbrunot ont publié Nos très chers émirs, sont-ils vraiment nos amis ? aux éditions Michel Lafon. Une enquête aussi choquante qu'approfondie sur l'influence des émirs du Golfe dans notre pays et la corruption qui touche nos politiques.

Des émirs corrupteurs ou des élus corrompus ?

Naturellement, cinq jours après la parution de l'enquête, les réactions ne se sont pas fait attendre : « les personnes mises en causes disent vouloir porter plainte pour diffamation — Rachida Dati, Jean-Marie Le Guen ou encore Nathalie Goulet. Pour l'instant, ce n'est qu'une posture, ils l'affirment. On verra dans les prochains jours si effectivement des plaintes sont déposées.  »

Chesnot, tient en effet à rappeler le sérieux de leur enquête: « d'autres noms auraient pu être cités, mais nous n'avions pas les preuves, nous ne les avons pas cités ». C'est donc probablement un phénomène plus important encore qu'il convient cependant de traiter avec précaution.

ADDENDUM: « le 20 septembre 2018, la 17e Chambre du Tribunal correctionnel de Paris a condamné l’éditeur Michel Lafon et les auteurs Christian Chesnot et Georges Malbrunot pour diffamation. »

Bien sûr, et heureusement, « tous les politiques ne sont pas victimes du syndrome de la Rolex […], mais ces élus ont eu tendance à considérer ces pétromonarchies comme des vaches à lait. Les princes, de leur côté, nous voient comme des gens facilement achetables, avec quelques cadeaux, montres, quelques poignées d'euros. Un proche de "l'émir père du Qatar" nous disait: "les Français sont les moins chers à acheter". Alors c'était peut-être une boutade, mais quand même, il y a eu une dérive ». Notamment, « Sous la présidence Sarkozy, il y a eu une lune de miel, presque une fusion entre le Qatar et Paris entre 2007 et 2012 ».

La France, « partenaire de compensation »

Désireux de replacer la polémique dans une dynamique historique, Chesnot explique que « l'alliance avec l'Arabie Saoudite et les pays du Golfe est ancienne ». Celle-ci date en effet « des années 70 ». Ainsi, peut-on parler d'une véritable « continuité pour faire de l'Arabie Saoudite notre partenaire stratégique ». Notre vision du monde en fut dès lors bouleversée: « nous avons signé de nombreux accords de défense, les pays du Golfe sont nos premiers clients. Cela crée des liens très forts, favorables à la France en termes de recettes budgétaires et d'emploi, mais qui nous placent dans une relation difficile: nous avons un peu vu les réalités au travers des lunettes que nous donnaient les émirs du Golfe. »

Mais la France n'est évidemment pas la seule : « les USA ont une alliance plus que forte: dans la région pour eux, c'est Israël et l'Arabie Saoudite, malgré ce qu'on a dit sur un supposé retrait du Golfe. Oui, il y a moins d'intérêts, mais non ils ne se retirent pas. Les Américains font encore la pluie et le beau temps dans le Golfe, et la France est un peu le partenaire de compensation dans la région. On nous promet beaucoup — 50 milliards d'investissements en France, et finalement peu ont été effectués. »

Chesnot porte un jugement critique à l'encontre de l'action de l'Élysée à l'égard de l'Arabie Saoudite : « Le bilan pour François Hollande est mitigé : oui, il y a eu une coopération forte, mais ce n'est pas aussi glorieux que ce que nous disent les politiques. Rappelez-vous du tweet de Manuel Valls sur les 10 milliards de commandes. Non, [ce n'étaient que] quelques milliards et c'étaient des contrats anciens ». Plus grave encore : la France « se fait entraîner dans des dossiers où nous pourrions être plus prudents, au Yémen notamment ». Et Chesnot d'apporter certains chiffres ignorés de la plupart : « il y a eu 8 000 morts et nous fournissons armes et photos satellites. On ne dit rien des massacres : 140 morts et plus de 500 blessés à Sanaa.  »

Les Saoudiens et le terrorisme

Les Saoudiens jouent-ils le jeu des terroristes ? Pour notre invité, l'Arabie est plutôt un clan concurrent des mouvements terroristes actuels : « l'Arabie lutte contre le terrorisme, c'est un vrai concurrent. Elle a été frappée par des attentats violents. L'Arabie, c'est le centre du Wahhabisme. Elle exporte sa vision de l'islam, le salafisme, le wahhabisme, un peu dans le monde entier. Et puis elle a participé au Djihad, notamment en Afghanistan en 1979-80, pour lutter contre l'Union soviétique. »

En des termes diplomates, Chesnot souligne les « dérives sur le dossier syrien », notamment « avec le Front Al-Nosra, ou d'autres, des mouvements salafistes qui ne sont pas tous terroristes selon l'ONU, mais qui ne sont pas des modérés ». Clairement, « l'Arabie Saoudite et le Qatar ont aidé et armé des mouvements parfois proches d'Al Qaeda. »

Une « djihadisation » du conflit syrien

L'intention des monarchies du Golfe diverge nettement de notre pays, malgré certaines apparences : « comme la France et la Turquie, ils pensaient que Bachar El-Assad allait tomber en trois mois. Donc on a encouragé l'opposition modérée syrienne, au début pacifique ». En définitive, « les pays du Golfe n'ont pas le même agenda. Qui a bénéficié de l'aide du Qatar ? Pas les laïcs, les libéraux ou les jeunes blogueurs, mais les Frères Musulmans, puis les salafistes. Cette djihadisation de la guerre en Syrie est largement due au Qatar ou à l'Arabie Saoudite — à la Turquie aussi.  » Ainsi les Français ont-ils « un peu fermé un œil et laissé faire, sans vouloir voir que l'Arabie Saoudite et le Qatar djihadisaient l'opposition syrienne. »

Autre point sous-estimé, l'influence du Koweït : « c'est un peu l'angle mort du Golfe ». Une demi-douzaine de grands financiers du djihadisme y vivent sans être inquiétés, « mais tout le problème est que ces gens-là appartiennent aux grandes tribus et il y a un équilibre social compliqué. »

Un faux procès au Qatar ?

« Non, le Qatar ne rachète pas la France » et de préciser « en fait, s'il y avait un classement, ce sont les Émirats qui arriveraient en tête, eux qui ont investi 3,7 milliards. Viendrait ensuite le Qatar avec 1,7 milliard, puis 830 millions pour les Saoudiens ». Car en définitive, « les Qatariens investissent davantage à Londres ». Ainsi Chesnot affirme-t-il « qu'on leur fait un faux procès sur ce point », et d'estimer que « l'argent de ces pays n'est pas de l'argent sale », et les investissements « réalisés en pleine légalité ».

Plutôt que le commerce, Chesnot et Malbrunot préfèrent pointer du doigt « les accointances sur le financement de mosquées », évoquant celle de Nice, qui a fait polémique au Printemps, « financée à titre personnel par le ministre saoudien aux Affaires religieuses ». Et la France est loin d'être la seule touchée : notamment, « la diffusion de l'idéologie wahhabite-salafiste est en train de changer la nature de l'islam au Sahel, là où régnait un islam animiste, tranquille ». Ainsi l'argent du Golfe est-il « en train de polluer l'islam local depuis dix ou quinze ans : les femmes portent le hijab, alors que ce n'était pas leur tradition ».

Mais alors que faire ? Sur ce point, Chesnot n'est pas dépourvu d'arguments : « il faut plus de transparence, de clarté, ou parfois de fermeté ». Entre autres, « la Suisse a refusé de livrer des obus ou munitions à l'Arabie Saoudite pour sa guerre au Yémen, pour ne pas violer l'embargo de l'ONU ». Autre exemple : Bruno Le Maire, qui a laissé au coffre du Quai d'Orsay une montre cerclée de diamants de 85 000 € offerte par cheikh Hamad, l'émir du Qatar. Une élégante intransigeance qui fait dire à Christian Chesnot que l'on « peut aussi avoir une attitude plus responsable, moins facile ». Mais nos politiques le voudraient-ils tous ?

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