Car, dans ces commémorations, comment ne pas voir l’attrait nécrophiles d’une société du spectacle pour la douleur collective? Et, surtout, comment ne pas voir que certaines de ces commémorations n’ont pas d’autre but que de faire taire des questionnements qui sont non seulement légitimes mais aussi parfaitement nécessaires. D’où cette ambivalence aujourd’hui, alors que s’annoncent de multiples événements.
La mémoire de Bernard Maris
Dans ces commémorations, ce sont celles qui concernent Bernard Maris qui sont, sans nul doute, les plus justifiées. Il fut assassiné avec une partie de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier.
Fils de Républicains espagnols émigrés en France, il avait fait de brillantes études d’économie couronnées par une thèse soutenue en 1975. Il avait, alors, suivi le cursus honorum qui devait le mener au poste de professeur et enchaîné les postes, récoltant le prix de «meilleur économiste» pour 1995 décerné par Le Nouvel Economiste. Il avait aussi publié des livres importants comme Ah Dieu! Que la guerre économique est jolie! (en 1998), ou Lettre ouverte aux gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles (en 1999). Il fut l’auteur du remarquable Antimanuel d’économie (publié chez Bréal en 2 volumes) et d’un ouvrage collectif important témoignant de son intérêt pour les sciences sociales, Gouverner par la peur en 2007.
Nous avions, au début des années 2000, longuement discuté alors qu’il éditait l’un de mes ouvrages Les Trous Noirs de la science économique. Son écoeurement était immense devant le comportement de certains économistes à gages, dont la seule fonction est de fournir des justifications à qui les payent. Le projet d’un autre livre, rédigé avec l’un de mes anciens étudiants russes sur la «transition» en Russie ne se fit pas, mais Bernard avait gardé un profond intérêt pour l’économie de la Russie. A chacune de nos rencontres, il ne cessait de fulminer contre ce gouvernement et le président. Il fut nommé en 2011 au Conseil Général de la Banque de France, alors qu’il avait déjà largement exprimé ses doutes quant à la survie de la zone Euro, il devait franchir le pas au début de 2014 et expliquer pour quelles raisons il était désormais favorable à une dissolution de la zone Euro et à un retour aux monnaies nationales. J’avais vu ses positions s’infléchir avec le temps parce qu’il comprenait dans quelle impasse l’Euro était en train d’enfermer tant la France que l’Europe. Un livre qui lui rend hommage sort le mercredi 6 janvier 2016 (1).
Des questions indispensables
Mais Bernard Maris ne fut pas la seule victime. De grands dessinateurs, mais aussi des personnes ordinaires, ont perdu la vie lors de ces attentats qui n’ont pas frappés que Charlie Hebdo. Il faut aussi rappeler la mémoire de Ahmed Merabet, 42 ans, enfant de l’immigration, policier de la brigade VTT du commissariat du XIème, assassiné par les tueurs qui ont frappé Charlie Hebdo. De même, on s’incline devant Franck Brinsolaro, policier du service de la protection de personnalités, qui avait en charge la protection de Charb de Charlie Hebdo ou encore leur collègue tuée de sang froid par Coulibaly.
Ces attentats n’ont été que le début d’une série d’actes terroristes, dont les massacres du 13 novembre ont été comme un tragique point d’orgue. Et delà surgit une question: le gouvernement français a-t-il bien pris toute la mesure du drame de janvier 2015? Car, s’il est bon de s’émouvoir, de marcher et de protester, il est encore meilleur, et bien plus utile, de prévenir la répétition de tels actes. On ne peut qu’être rongé par cette question: tout a-t-il bien été fait pour tenter d’éviter la répétition de ces crimes? Et c’est là que la commémoration produit une gêne certaine. A vouloir en rajouter sur le registre de l’émotion, n’a-t-on pas perdu en réflexion? Les mesures que le gouvernement s’est enfin résolu à prendre, comme la suspension des accords de Schengen, les contrôles et les sanctions contre les «prédicateurs de haine» n’ont-elles pas été trop tardives? A trop vouloir commémorer, nous risquons de passer à côté de véritables questions. Et de toutes, c’est bien celle de la responsabilité du gouvernement entre janvier et novembre 2015 qu’il faut poser. Pourquoi a-t-on dit après l’attentat du Thalys que des portiques étaient impossibles à mettre en place dans les gares pour découvrir soudain en décembre qu’une telle mesure était parfaitement applicable?
Une dangereuse récupération
Au-delà, la récupération politicienne des attentats de janvier 2015 par le gouvernement pose problème. On a dit tout le dégoût que la mise en scène de la marche de masse du 11 janvier 2015 pouvait inspirer et pourquoi, en dépit de dégoût, il fallait y participer quand même (2). En prenant la responsabilité de faire manifester les français en compagnie de gens infréquentables, le gouvernement français a pris la responsabilité de salir un mouvement de masse. On dira que ceci n’est qu’un épiphénomène, et que les millions et millions qui ont marché dans toute la France représentaient bien plus que ces rangs de politiciens qui n’ont eu aucune honte à marcher sur des morts. Et l’on aura sans doute raison. L’ampleur du mouvement était telle que rien ne pouvait réellement l’atteindre. Et pourtant, cette récupération mesquine ne faisait qu’anticiper sur d’autres qui sont encore en cours. La dignité est visiblement un mot inconnu des responsables de la cellule de communication de François Hollande.
Ces événements terribles auront, pour la génération de 1968 et des années qui suivirent, marqués un tournant radical. Nous sommes définitivement sortis du temps de l’espérance et de la joie pour entrer dans une période sombre, même si ce tournant était manifeste depuis des années. Il nous faut en tirer les leçons.
(1) Collectif, Pour saluer Bernard Maris, éditions Flammarion, Paris, en librairie le 6 janvier
(2) Sapir J. «A dimanche, hélas…», note publiée sur le carnet RussEurope le 10 janvier 2015, http://russeurope.hypotheses.org/3259
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