Erdogan manquerait-il d’humour?

© AP Photo / Stringerle président turc Recep Tayyip Erdogan
le président turc Recep Tayyip Erdogan - Sputnik Afrique
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De la prison pour une blague imagée sur les réseaux sociaux; une réalité en Turquie où un procureur a requis deux ans d’emprisonnement pour « insulte au chef de l’état ». Un cas loin d’être isolé dans un pays où porter atteinte à l’image du président est un crime.

Est-il offensant de comparer Erdogan à Gollum? Si la question peut prêter à sourire, les enjeux n'en demeurent pas moins sérieux pour le docteur Bilgin Çiftçi; car au regard du code pénal turc, celui-ci pourrait écoper d'une peine allant jusqu'à quatre ans d'emprisonnement pour ce tweet. Concernant sa carrière, le gouvernement a tranché, ce médecin de la fonction publique est renvoyé.

Les faits qui lui sont reprochés remontent à octobre, lorsque l'homme décide de twitter un montage photos où apparaissent, accolés les uns autres, plusieurs faciès expressifs d'Erdogan et de Gollum, la célèbre créature de la trilogie de J.R.R.Tolkien. La comparaison avec ce petit monstre, obnubilé par l'anneau et le pouvoir qu'il procure, n'a pas été reçue avec grand enthousiasme par le président turc, et le twitteur impertinent a été immédiatement interpellé sur son lieu de travail.

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Mais avant qu'il soit concrètement question de prison, la cour pénale d'Aydin qui a reconnu son manque d'expertise en Seigneur des anneaux, a mandaté un collège d'experts composé de deux universitaires, deux psychologues et un spécialiste du cinéma, afin de déterminer si cette comparaison entre Erdogan et Gollum est véritablement insultante. De cette conclusion, découlera la décision de condamner ou non le docteur Cifçti.

Aussi étonnant que cela puisse paraitre, l'enjeu est donc pour la défense de prouver que Gollum n'a pas que de sombres côtés. Comme nous le détaille l'avocate du docteur Cifçti, Hicran Danışman, lors d'une interview accordée à Sputnik Türkiye:

« Le procureur a considéré Gollum comme un personnage négatif. Nous avons exprimé notre désaccord avec cette affirmation, car le personnage de Gollum symbolise la lutte entre le bien et le mal à l'intérieur de chaque personne. Après la plaidoirie de la défense, il s'est révélé que le procureur avait ouvert l'enquête pénale sans jamais avoir vu l'adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux. Le juge a également avoué ne pas avoir vu le film. Voilà pourquoi nous avons réussi à convaincre le tribunal de reporter l'audience. Le juge a eu le temps de voir le film et nous avons préparé et joint au dossier des études sur ce personnage. Nous avons rappelé qu'il y avait eu des comparaisons de ce genre avec un grand nombre de personnalités célèbres à commencer par Barack Obama et jusqu'au Pape, mais dans le monde entier ça a été reçu avec humour».

Une ligne de défense confortée par Peter Jackson lui-même. Le réalisateur de la trilogie du « Seigneur des Anneaux » va même plus loin, déclarant que les expressions faciales apparaissant sur le tweet incriminé n'appartiennent pas à Gollum mais à Smeagol, le gentil hobbit. « Sméagol est un personnage joyeux et adorable. Sméagol ne ment pas, ne trompe pas et n'essaye pas de manipuler les autres. Il n'est ni mauvais, ni calculateur, ni perfide ».

Il faut dire qu'en Turquie « porter atteinte à l'image » du chef de l'Etat est un acte passible d'emprisonnement. Des dispositions qui datent… de 1926, comme nous l'explique Tancrède Josseran, spécialiste de la Turquie et attaché de recherche à l'Institut de Stratégie et des Conflits:

​« Il faut savoir qu'à cette époque-là, en Turquie, nous avions un régime de parti unique, avec un chef, on va dire providentiel appelé Atatürk, le père des Turks et que toute critique était extrêmement mal venue. Et que cette législation est restée par la suite en vigueur puisque chez les turcs il y a toujours une grande déférence, un grand respect pour l'autorité en général, et pour le chef, la figure du chef, du « baba », du père, en particulier ».

L'avocate Hicran Danışman souligne que depuis quelques années plusieurs auteurs de publications humoristiques ont déjà été reconnus coupables d'outrage au président Erdogan:

« Jamais dans l'histoire républicaine de la Turquie on n'a vu autant de procès judiciaires liés à l'outrage au leader du pays. La situation est vraiment critique. Elle montre comment la société turque est loin des standards démocratiques. Le système d'Etat va jusqu'à forcer ses membres à réprimer toute dissidence interne, tout signe d'opposition. Avant de dire une phrase ou poster une image sur les réseaux sociaux, les gens se demandent si cela peut éventuellement les mener à leur arrestation. Cela devient un problème très grave ».

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Il est vrai, que le cas de ce médecin est loin d'être isolé… plusieurs quotidiens dressent régulièrement des listes non exhaustives de cas similaires, recensés depuis l'élection d'Erdogan à la tête du pays: Allant d'un adolescent de 17 ans arrêté en pleine classe et qui avait écopé de 11 mois de prison avec sursis, à l'ex-miss Turquie Merve Büyüksaraç arrêtée pour avoir publiée sur son compte Instagram un poème satirique, en passant par deux jeunes garçons de 12 et 13 ans qui encourent la réclusion pour avoir déchirés une affiche où apparaissait Recep Tayyip Erdogan… Le quotidien Hürriyet rapporte que le parquet aurait requis à l'encontre des deux enfants des peines de prison allant de quatorze mois à plus de quatre ans.

Mais le phénomène ne date pas de l'élection d'Erdogan à la présidence du pays. Déjà en 2005 le dessinateur et caricaturiste de CumHuriyet, Musa Kart, était condamné à verser une amende pour avoir représenté Erdogan, alors Premier Ministre, en chat… emmêlé dans une pelote de laine. Depuis, ils sont nombreux à s'être succédés sur le banc des accusés, tels les dessinateurs du journal satirique turc Penguen, Bahadir Baruter et Özer Aydogan, qui avaient été condamnés par un tribunal d'Istanbul à 14 mois de prison avec sursis, avant de voir leur peine commuée en amende

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Assistons-nous à un renforcement de ce « tournant autoritaire », de cette fameuse « stratégie de la tension » entamée depuis plusieurs années et dénoncée par les journalistes d'opposition, s'estimant en être les principales victimes? Pour l'ancien chargé de mission au ministère de la Défense et expert en relations turco-européennes, François Campagnola, si ces condamnations tiennent en grande partie à la personnalité du chef de l'état turc, celui-ci avait déjà avant les journalistes, les caricaturistes ou les kurdes, d'autres… boucs émissaires.

​« Il faut garder à l'esprit que la Turquie n'a jamais été un régime tendre […] Il faut se rappeler qu'il y a quelque années, la cible d'Erdogan, ce n'était pas les Kurdes, c'était avant tout les forces armées: Il fallait faire rentrer les forces armées dans le rang et il y a eu des procès mémorables, où à l'un d'eux, l'ancien chef d'état-major des armées a été condamné à la prison à perpétuité. Donc on n'est pas dans une Turquie où tout allait bien et maintenant tout va mal ».

L'avocate docteur Bilgin Çiftçi n'est pas la seule à faire le constat de la recrudescence des poursuites entreprises pour "insulte" envers le président Recep Tayyip Erdogan. Les juges étant de plus en plus confrontés à ce chef d'accusation, qui touche aussi bien les auteurs de critiques, satiriques ou non, qu'ils soient caricaturistes, journalistes ou de tout autre citoyen.
Erdogan, qui pourtant avait dépêché son premier ministre le 11 Janvier à Paris, afin de le représenter à la manifestation en hommage aux victimes de Charlie Hebdo, l'hebdomadaire satirique.

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