S’il n’obtient pas l’investiture qu’il convoite, il pourrait bien constituer la menace d’un candidat de « tiers-parti ».
Âgé de 73 ans, Sanders est un vieux loup de la politique américaine. C'est aussi un loup solitaire, unique sénateur indépendant, franchement de gauche, même « socialiste » — un exploit aux États-Unis — et refusant de se revendiquer des démocrates. Depuis son annonce de candidature, le 25 mai, c'est pourtant auprès de leur parti qu'il vise désormais à être investi pour l'élection présidentielle de l'an prochain.
La carrière de l'actuel sénateur a démarré en 1981 lorsque, à la surprise générale, il se fit élire comme maire de Burlington, principale ville du Vermont et centre universitaire. Cette victoire sur le fil (dix voix d'avance) donna dès lors une véritable assise politique à celui qui essayait de se faire un nom en politique depuis une décennie. Une première étape de son parcours, véritable traversée du désert, le vit en effet commencer à 2 % des suffrages au sein du Freedom Party (Parti de la liberté), dans le sillage de son opposition à la guerre du Vietnam. Il tenta alors par de nombreuses et vaines tentatives d'accéder au Sénat comme au gouvernorat du Vermont. Entre temps, Sanders avait quitté en 1977 son parti d'origine pour goûter à sa « première indépendance » partisane, qui précédera celle de l'esprit.
Dans son ensemble, exception faite de ces cinq années d'appartenance à un grand parti, le parcours politique de Sanders est remarquablement constant dans cette indépendance. Mieux: jugeant le Parti démocrate comme figé, l'élu crée sa propre chapelle au milieu des années 1980. Avec le Progressive Party of Vermont, dans la pure tradition des partis progressistes locaux, il forge sa propre pensée, vaguement populiste, franchement écologiste et inspirée de la social-démocratie scandinave.
Sur le plan des idées, et donc du programme électoral, Bernie Sanders pèse d'un poids certain face à Hillary Clinton, contrainte à de pénibles accents de gauche dans ses discours récents. Alors que celle-ci doit se décentrer depuis quelques semaines pour se démarquer au mieux des républicains, Sanders déroule un projet assumé depuis trente ans, véritable ovni dans une politique américaine pour qui la sécurité sociale pour tous et la redistribution des richesses demeurent des gros mots.
Jugeant Obama, déjà très décrié par la droite républicaine pour sa réforme du système de santé (ObamaCare), Sanders n'est pas en reste. Il attaque le président sortant sur sa gauche, l'estimant trop attentiste après les violences de Fergusson et toujours aussi conciliant avec le lobby bancaire, malgré l'avertissement de la crise de 2008. Ouvertement anti-Wall Street, Sanders, vent debout contre la financiarisation de l'économie américaine, veut logiquement afficher une probité exemplaire dans son programme… comme dans sa campagne. À contrepied du fundraising de la campagne Clinton, qui procède avant tout du soutien des grosses corporations, ce « petit candidat » qui prend de l'ampleur vante ainsi un soutien populaire, par le versement de contributions de quelques dollars par donateur en moyenne.
Sous la mandature du président Sanders, assure l'intéressé, serait venu le temps pour les États-Unis de changements de fond, non seulement en termes de financement des campagnes électorales, mais concernant encore l'importance du nucléaire civil, la couverture médicale des Américains (qu'il souhaite étendre) et la lutte contre la pauvreté. Parmi ses mesures qui passent le plus mal, Sanders prône le financement garanti des études universitaires par le ponctionnement des plus hauts revenus. L'ensemble de son programme économique peut se résumer à une meilleure redistribution des richesses… quitte d'ailleurs à ce que la croissance y laisse quelques points, un tabou dans le pays du dollar-roi.
Dans la même veine, ce franc-tireur se montre également virulent sur ce qu'il nomme le « libre-échange absolu ». Face à lui, il prône une véritable préférence nationale américaine. Par ailleurs méfiant vis-à-vis de la puissance médiatique et de sa concentration en quelques mains, il se montre pour autant « progressiste » concernant le mariage homosexuel. On retrouve ainsi le nom de Sanders en 1996 parmi les opposants au Defense of Marriage Act (faisant du mariage l'union obligatoire d'un homme et d'une femme) à la Chambre des représentants. Depuis, sous la volonté du président Obama « DOMA » est devenu inconstitutionnel.
Avant même les premiers votes, Sanders a d'ores et déjà remporté quelques premiers succès théoriques. Le 12 août dernier, un sondage conjoint du Boston Herald et de la Franklin Pierce University (Rindge, New Hampshire) l'a ainsi placé pour la première fois en tête des candidats démocrates en vue de la primaire qui sera organisée dans cet État-clé en janvier 2016. Ses intentions de vote y seraient de 44 %, contre 37 % pour Clinton. La marge d'erreur de 4,7 points fait que si Sanders baissait, il serait au pire à égalité ou légèrement devancé par Clinton même si celle-ci faisait le plein de ses voix, autour d'un étiage de 40-41 %.
Jusqu'ici, Clinton, ultra-favorite, dominait Sanders d'une trentaine de points. On mesure donc le changement en cours, sans pouvoir présager de sa pérennité. La curiosité du grand public autour de la candidature Sanders se remarque également de manière concrète par l'affluence dans ses meetings: 28000 personnes le 9 août à Portland, dans l'Oregon, 27000 à la Sports Arena de Los Angeles, le lendemain… En face, Clinton, malgré le poids de son sponsoring financier, n'a pu au mieux que rassembler 6000 partisans jusqu'à ce jour.
L'espérance de vie de Sanders au sein de la primaire démocrate est sans doute une affaire de mois. Les premiers votes devraient avoir raison de lui, même si son triomphe dans le Vermont est extrêmement probable et celui dans le New Hampshire — qui initie le processus des primaires — désormais possible. Mais ces potentiels succès dans un voire deux États ne sauraient évidemment suffire dans l'indispensable quête des délégués.
En réalité, le but réel de Sanders n'est sans doute pas tant l'investiture démocrate, quasiment impossible à atteindre (il avait déjà échoué en 2008 face à Obama… et Clinton) pour des contingences de réseaux et d'argent, que son maintien malgré son probable échec en tant que candidat de tiers-parti face aux prétendants républicain et démocrate, lesquels devraient se dégager en mai ou juin.
Cette anomalie dans le système bipartisan américain, si elle venait à se concrétiser, serait alors une première du genre depuis la présidentielle de 1996. Cette année-là, la candidature inattendue de Ross Perot, représentant les « Taxpayers » du Parti constitutionaliste, avait recueilli plus de 8 % des votes. Habituellement, ce type de troisième candidat ne dépassait jamais 1 % des voix.
Le candidat Sanders mène actuellement un combat jugé par d'aucuns comme impossible: faire des États-Unis, à l'orée des années 2020, une puissance post-impériale, socialement plus égalitaire et active dans la défense de l'environnement. Son parcours sera assurément très suivi, au moins jusqu'aux premiers votes, qui lui permettront de se comparer à Clinton, voire de se penser en potentiel troisième homme du scrutin. Sauf surprise, le Super Tuesday de février-mars, durant lequel une dizaine d'États voteront en même temps, devrait être son couperet. Mais Sanders, patronyme connu des Américains comme celui du « colonel » de KFC, pourrait devenir celui d'un général rebelle, imprévu des états-majors.
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