"On visait le communisme, mais on a touché la Russie même"
Alexandre Zinoviev
"- Nous ne serions que trois, dont un blessé, plus un enfant, et l'on n'en dira pas moins que nous étions quatre hommes.
— Oui, mais reculer! dit Porthos.
— C'est difficile, reprit Athos."
Alexandre Dumas, Les Trois mousquetaires
Le mois d'août 1991, selon Francis Fukuyama, philosophe et idéologue américain, marque la fin de l'histoire d'une humanité atteignant le dernier et suprême stade de développement de la société humaine — la domination mondiale de la démocratie libérale. Il écrivait à ce sujet en 1992. Nous avons parlé de la vraie nature de la démocratie contemporaine dans la rubrique précédente. Maintenant, parlons de choses plus importantes, notamment du pouvoir. Étant donné que la démocratie n'est qu'une forme d'organisation du pouvoir et l'un des moyens de son exercice. Si la démocratie dirigée mondiale est une forme de réalisation du pouvoir, alors que représente aujourd'hui le pouvoir mondial?
En août 1991, nous avons adopté une nouvelle religion laïque (comme il est de coutume, avec des sacrifices humains): la foi en la démocratie. Nous avons renoncé à la foi laïque vouée au communisme et sans comprendre ce que nous acceptions avec cette nouvelle "croyance". Toute l'humanité "civilisée" nous avait persuadé de renoncer au communisme au profit du bonheur dans une nouvelle "maison pour tous les hommes", dont aimait tant parler Mikhaïl Gorbatchev. En réalité, au moment de notre défaite dans la Guerre froide idéologique, s'est produite une transformation globale de l'ordre et du pouvoir mondiaux. La "maison pour tous les hommes" est effectivement apparue, mais pas du tout sous la forme dont parlait l'un des dirigeants les plus incompétents de notre pays. Cette "maison" s'est vu doter d'un maître, et ses "résidents" ont acquis un ferme "sentiment de maître". Toutes les institutions du monde dit bipolaire, qui étaient un moyen de coordination et de règlement des différends entre les deux centres mondiaux du pouvoir, se sont presque immédiatement transformées (du point de vue historique) en moyens et outils de l'hégémonie mondiale d'un seul centre du pouvoir — les USA. Toutes les institutions de l'ordre mondial (y compris l'Onu) sont devenues des instruments de mise en œuvre de l'hégémonie mondiale, et lorsqu'il était impossible de les utiliser à cet effet, ils étaient simplement ignorés. Une hégémonie est précisément telle parce qu'elle est libre dans le choix des moyens. Ce fut minutieusement caché. Cependant, au début des années 2000, il est devenu impossible de tenir cette vérité dans l'ombre plus longtemps. Quand, en 2005, Vladimir Poutine a qualifié l'effondrement de l'URSS de "plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle", on devait comprendre qu'il ne s'agissait pas uniquement de millions de gens qui s'étaient retrouvés en un instant sans Patrie, mais surtout de l'effondrement du système politique mondial en tant que structure de maintien de la paix permettant d'éviter une guerre, établi par l'humanité après les deux plus grands conflits de son histoire.
La domination mondiale est l'une des bases de la civilisation européenne
Le but final de l'Histoire, dans sa vision européenne authentique, est le pouvoir sur le monde. Rien d'autre n'a vraiment intéressé les Européens depuis l'époque d'Aristote et d'Alexandre le Grand. Étendre les limites de son pouvoir jusqu'aux frontières de l'écoumène — voici le véritable objectif historique dont Aristote avait chargé Alexandre, mais en réalité toute la civilisation européenne. Le Royaume de Macédoine, l'Empire romain, les empires catholiques du Moyen Âge, Napoléon, l'Empire britannique, Hitler. Les USA aujourd'hui. Il convient de noter que le bref objectif du communisme russe était également de se répandre à travers le monde. Nous avons importé l'idée de construire un monde communiste global (que nous devions diriger en tant que leaders de la construction communiste) avec l'idéologie même du communisme d'Europe occidentale. Staline y avait de facto renoncé à la fin des années 1930, et de jure l'abandon total de l'idée de domination communiste mondiale a été fixé au début de la structuration mondiale d'après-guerre, puis dans la thèse "sur la coexistence pacifique de deux systèmes" et dans l'Acte d'Helsinki.
A deux reprises dans son histoire, la Russie s'est engagée dans la réalisation des projets de domination mondiale: nous avons stoppé Napoléon et Hitler. La Russie a réussi à bloquer les prétentions des Français et des Allemands au pouvoir mondial, bien que les deux aient complètement conquis l'Europe. D'ailleurs, dans la guerre contre la Russie, Napoléon et Hitler espéraient que les Russes eux-mêmes renverseraient leur propre gouvernement. Pour Napoléon, il devait s'agir de paysans esclaves et de la noblesse francophone euro-sympathisante à qui il apportait, selon lui, "la Constitution et la liberté". Et pour Hitler: tous les offensés par le pouvoir soviétique et Staline, de l'émigration de la Garde blanche aux paysans collectivisés et les réprimés dans les goulags. Ces calculs n'ont pas fonctionné. Le projet américain actuel de domination mondiale a complètement conquis non seulement l'Europe, mais pratiquement le monde entier. Le fait que la Russie, qui "n'est pas d'accord jusqu'au bout" doive être détruite comme Carthage est l'objet du consensus occidental actuel. Les Américains espèrent que dans cette guerre contre la Russie, les Russes eux-mêmes renverseront le "régime odieux de Poutine" — et misent sur la même carte que Napoléon et Hitler. La Russie doit disparaître. Qu'il reste à sa place quelques pays sous contrôle extérieur et qu'ils pompent les ressources naturelles pour le monde "civilisé". Pendant leur temps libre, les Russes pourront jouer à la balalaïka, boire de la vodka et élever des ours. A titre de réserve ethnique. Et les Tatars pourront librement faire du cheval, les Iakoutes chasser.
Non-conquis, donc non-civilisés
Nous restons, pour le monde occidental, des barbares non-civilisés. Et cela n'a rien à voir avec la culture, parfaitement européenne. Nous l'avons adoptée presque intégralement, y compris d'un point de vue philosophique, à l'exception du catholicisme. Et ce volontairement. Plus vite nous cesserons de chercher une fausse identité culturelle, par exemple dans "l'eurasisme", mieux ce sera. Il n'existe pas de tel phénomène culturel, c'est une illusion. Il est primordial de ne pas se mentir à soi-même. Et surtout, il ne faut pas confondre culture et civilisation. Notre culture est essentiellement européenne, mais notre civilisation est parfaitement russe. Il n'y a aucune contradiction, puisque la culture est une substance globale et mondiale de normes et de modèles, alors que la civilisation est un moyen local de réalisation de telles ou telles normes culturelles dans un certain ordre hiérarchique et hétérarchique. Toutes les civilisations sont loin d'enrichir la culture par une réflexion sur les moyens d'organiser la vie. Par exemple, la civilisation soviétique l'avait enrichi. La civilisation est un mode de vie très concret de la société organisé à travers le pouvoir. La Grèce antique l'avait déjà compris. Mais la civilisation est le pouvoir, ce n'est pas la culture. Nous deviendrons civilisés pour l'Occident uniquement en nous soumettant complètement à son pouvoir. Mais à vrai dire, en tant que conquis, nous serons toujours des sous-hommes. Personne n'avait encore réussi à nous conquérir, et donc à nous soumettre, et donc à nous civiliser. Nous avons toujours pris nous-mêmes ce qui nous était nécessaire dans la culture mondiale, pour l'expérimenter chez nous et "sur nous". Avec plus ou moins de succès. C'est pour cette raison que nous avons vécu dans l'Histoire et l'avons créée. C'est le sens historique de l'existence de grandes communautés humaines. Une nation incapable de faire des expériences civilisationnelles sur elle-même, qui plus est incapable de défendre ce droit, est vouée à disparaître en tant qu'entité culturelle et historique. C'est là que se trouve la véritable fin de l'Histoire. Chaque nation a la sienne. Et Fukuyama avait tort.
Dmitri Koulikov est producteur, membre du Club Zinoviev de Rossiya Segodnya