Bassam Tahhan est islamologue et politologue. Le réalisme de ses analyses sur la Syrie ne s'est jamais démentie. Voici son analyse du revirement américain quant à Assad.
Radio Sputnik. Que pensez-vous du revirement de Washington vis-à-vis du dossier syrien? John Kerry, aurait-il d'autres pensées en tête quand il envisage de lancer des négociation avec Assad?
Bassam Tahhan. Je crois que Kerry ne peut pas être sourd aux responsables libanais, qu'ils soient chrétiens, chiites, sunnites, qu'importe, ainsi qu'à d'autres responsables de la région qui lui ont clairement dit que si jamais Assad venait à tomber, cela va créer une catastrophe sans précédent dans la région. A commencer par le Liban qui connaîtrait à nouveau une guerre civile où tout le monde serait menacé le pays étant constitué d'une somme de minorités. Il en va de même de la Syrie. Se retrouveront exposés tous ceux qui ont soutenu Assad et ils sont ô combien nombreux — sunnites, chrétiens, druzes, ismaéliens, alaouites, cette dernière communauté étant celle à laquelle appartient Assad. On encourrait alors le risque d'une déferlante islamiste particulièrement sanglante! En même temps, cela mettrait en danger — aspect cher au coeur des Américains et de Kerry, forcément — la sécurité d'Israël. Non seulement d'Israël, d'ailleurs, mais aussi de la Jordanie parce qu'avant l'exécution du pilote jordanien, plus de 50% de la population jordanienne s'opposait à une intervention aérienne de la Jordanie aux côtés de la coalition anti-Daesh.
Je pense donc, pour conclure, que Kerry veut bien négocier non seulement avec les arcanes du gouvernement d'Assad mais, s'il le faut, avec Assad lui-même.
Radio Sputnik. La solution au conflit syrien, « c'est une transition politique qui doit préserver les institutions du régime, pas Bachar al-Assad», a déclaré récemment Laurent Fabius. Pourquoi cette obstination de la France, contraire au bon sens le plus élémentaire? Y aurait-il une contradiction naissante entre la position française et américaine?
Bassam Tahhan. La position française exprimée par Fabius est très difficile à tenir. Les socialistes ne veulent pas perdre la face. Pourtant, ils auraient très bien pu reconnaître leur tort… ce qu'ils ne font pas vu qu'il y a manifestement un problème d'ego, d'ego hypertrophié, surtout chez Fabius qui refuse de reconnaître ses erreurs. On a vu Hollande s'éloigner de Fabius pour les dossiers ukrainien et russe, mais, voyez-vous, le fait de devoir faire marche arrière met tout le monde mal à l'aise, cela malgré qu'il y ait eu l'occasion de s'en sortir d'une manière honorable. J'ajouterais que les récentes déclarations de Fabius sur le dossier syrien ont fait rire tout le monde! Il a dit que si on affichait son soutien à Assad, on ferait un cadeau gigantesque à Daesh parce que des millions de gens rallieraient l'EI! J'avoue ne plus m'y retrouver. Pourquoi est-ce que des négociations avec Assad entraîneraient ce genre de conséquences?! Si même on suppose le bien-fondé de cette thèse, il faudrait admettre que l'opposition que soutient la France peut du jour au lendemain devenir islamiste. Mais alors c'est quoi cette opposition-là, de plus reconnue dès le début comme la seule et unique représentante du peuple syrien?
Quelle explication proposer à ce phénomène? Je crois que nous sommes en présence d'un cas relevant de la psychanalyse les discours tenus étant illogiques. A chaque fois Fabius entend trouver une issue logique en disant n'importe quoi!
Radio Sputnik. Il semblerait que la CIA n'arrive plus à gérer le cataclysme qu'elle a provoqué au Levant, c'est en tout cas ce qui ressort des propos de John Brennan. Qu'en pensez-vous? Les USA, n'ont-ils plus intérêt à entretenir le cataclysme qu'ils ont crée?
Bassam Tahhan. J'estime que nous sommes en face d'un Sykes-Picot 2. On continue à diviser, à faire éclater le Proche-Orient, sauf qu'en l'occurence, ce sont les Américains qui sont aux premières loges, avec les Français et les Anglais. Cet EI pourrait, à s'en tenir à certains scénarios de Sykes-Picot 2, servir d'un Etat sunnite nouveau pour démembrer la Syrie après avoir éliminé les chefs radicaux. Il ne s'agit que d'un scénario parmi d'autres. Il est ceci dit dangereux parce que si vous commencez à retravailler les tracés des frontières, vous mettez avant tout en péril la sécurité de la Turquie — elle peut imploser entre les alaouites arabes, les alévites turcs, les laïcs d'Atatürk, les islamistes d'Erdogan et les Kurdes à l'Est — ce dont les Américains ont peur. Ils ont peur que la naissance d'un nouveau sunnisme déstabilise leurs alliés, à savoir le royaume saoudite. C'est là qu'ils ne seront plus du tout mîtres du jeu. Cette éventualité explique leur prudence et leur nouvelle ouverture au gouvernement d'Assad et au gouvernement égyptien. Les Américains ont commis une erreur et ne savent plus comment s'en sortir ».
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