Etre ou ne pas être Charlie. Le côté obscur d’une antinomie

Etre ou ne pas être Charlie. Le côté obscur d’une antinomie
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Avant la tragédie survenue le 7 janvier dans le hall de ses locaux, Charlie divisait déjà la société française. Volontairement ou non — on ne juge pas les morts — le journal creusait un immense fossé entre les musulmans de France et les chrétiens, entre les croyants et les athées, entre, pour reprendre ce vers de Louis Aragon, celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas. Analyse de Françoise Compoint.

Deux semaines après les faits, cette division s’accentue on ne peut plus. Loin de se résorber, l’abcès pourrait crever à tout moment. Ce qui en sortira risque de n’être pas si beau à voir.

Je suis Charlie arborent, endeuillés, des amis sur facebook. Paris est Charlie, peut-on lire sur le frontispice de l’Arc de Triomphe. Charb est le nouveau Jean Moulin, martyr de la liberté d’expression, peut-on entendre de la part de sa compagne, Jeannette Bougrab. Il conviendrait donc de l’inhumer au Panthéon. Dans un même temps, on apprend que le couple entendait quitter à tout jamais la France pour s’installer dans un pays plus conforme à leurs idéaux démocratiques.

Toujours dans un même temps et toujours au nom d’une liberté dont on ne sait trop guère le nom, on voit les autorités austraciser Zemmour et voir d’un assez mauvais oeil Houellebecq. L’un est un identitaire, un raciste incorrigible. L’autre est anxiogène, bref, xénophobe. Il serait intéressant de relever que M. Mohamed Sifaoui a publié dans Le Monde un article extrêmement critique de Soumission en gratifiant son auteur d’étiquettes tantôt hargneuses tantôt condescendantes. La publication date du 7 janvier, jour de l’attentat et c’est Le Monde, un journal de référence et un journal de centre gauche qui en a fait la promotion. Si même l’on considère que les manifestations qui ont eu lieu un peu partout en France en mémoire du collectif Hebdo et en hommage à la liberté de la presse ont véritablement été organisées à ces seules et nobles fins, on pourrait se demander s’il n’y a pas comme une contradiction intrinsèque à l’Idée véhiculée.

Et ces contradictions, ces incohérences même, Dieu sait si elles foisonnent. Permettez-moi de les répertorier aussi brièvement que possible.

Sur un plan substantiel

— Douze personnes sont mortes, pour la plupart des journalistes et deux policiers. Il s’agit sans conteste d’un massacre abominable que n’importe quelle personne saine d’âme et d’esprit ne saurait que condamner quelles que soient ses convictions. Ceci étant dit, je me demande – et, a posteriori, je suis loin d’être la seule – pourquoi est-ce que cette tuerie devrait faire la une de tous les journaux du monde alors donc que tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, des gens sont massacrés aux quatre coins de l’Afrique, du Moyen-Orient et du Donbass au nom des fameuses valeurs républicaines que l’on prétendrait défendre?

La vie d’un journaliste occidental, vaudrait-elle plus que celle d’un enfant irakien mort sous les bombes de l’OTAN? Que celle d’une jeune femme syrienne tuée par ceux qui feraient « du bon boulot »? Que celle d’un journaliste russe tué par balles dans le Donbass alors qu’il prenait des photos?

Aurai-t-on vu en ces circonstances qui perdurent une offense à la démocratie? Auraient-elles interpellé la conscience de ceux qui pleurent Charb et son équipe? Il ne semblerait pas. J’ai vu la souffrance des Donbassiens, le pleur des vieillards qui balaient les neiges épaisses de janvier sous le sifflement des obus, des enfants qui jouent dehors au moment où l’artillerie se défoule sur Donetsk. J’ai parlé à leurs parents qui évoquent la présence de mercenaires occidentaux – français, hélas, y compris – dans les bataillons dits punitifs.

Si donc j’ai moralement le droit de répéter, à la suite de mes compatriotes, Je suis Charlie, n’aurais-je donc pas doublement le droit, voire le devoir moral de proclamer « Je suis Odessa » (une centaine de morts brûlés/ou asphyxiés), « Je suis le Donbass » (près de 5000 morts selon l’OCSE), « Je suis la Syrie » (200.000 morts environ), « Je suis l’Irak » (plus d’un million de morts) et j’en passe? L’exercice de nos valeurs, à admettre que celles-ci existent encore, n’est-il pas censé enjamber le seuil des locaux d’Hebdo?

— Cette hypocrisie, si elle est avant tout affligeante pour les peuples concernés en premier lieu, a frappé la France. Clairvoyant comme il sied à un Président de son envergure, Bachar al-Assad avait prévu le retour de manivelle qui trois jours durant ramena la France aux heures sombres du RER B station Saint-Michel et aux drames plus récents de Toulouse et Montauban. Peut-on se permettre d’instrumentaliser des islamistes au Moyen-Orient en ayant sur son territoire des cellules dormantes difficilemnt contrôlables? Comme par hasard, les frères Kouachi revenaient de Syrie. Le cadet, Chérif, avait écopé trois ans de prison en 2008 pour avoir intégré une filière djihadiste. Trois ans seulement. C’est à méditer.

— Comment se fait-il que la marche républicaine de Paris ait rassemblé des chefs d’Etat et des politiciens représentant des pays assez peu sensibles aux discours voltairiens de M. Hollande? Faudrait-il rappeler que la Turquie est sur le point d’autoriser la construction d’une église chrétienne à Istanbul alors qu’elle l’interdisait jusqu’ici? Quid de la Jordanie, une monarchie où la liberté de la presse est inexistante? Quid de Porochenko qui est allé jusqu’à interdire les chaînes russes en Ukraine et qui cautionne le pilonnage des immeubles? La liberté d’expression, sauf erreur de ma part, ne constitue pas une valeur spécifique à la Vème République. Elle tend à l’universel. Surtout quand le prix de cette liberté est estimé à des vies humaines comme c’est aujourd’hui le cas, en plein centre de l’Europe, avec l’Ukraine.

Sur un plan (plus) technique

— Le Plan Vigipirate-attentats de vigueur supposait, tout à fait logiquement, que toute manifestation éventuelle soit repoussée à des fins de sécurité. Qu’a-t-on finalement remarqué? Près de 100.000 personnes sont descendues dans les rues de Paris alors que des provocations auraient pu intervenir. La télévision montrait des leaders issus d’un grand nombre de pays marcher soi-disant à la tête du peuple. Or, dans la réalité, ces derniers ont défilé dans une ruelle parfaitement gardée par les forces de l’ordre et surtout barrée. On appréciera plus que jamais le degré de proximité et de solidarité des leaders mondiaux vis-à-vis d’un peuple dont ils prétendent être proches.

— On prétend organiser une marche dite d’unité nationale. Fort bien! Se croirait-on alors permis d’en exclure les représentants du FN comme envisageaient de le faire les grands promoteurs de la démocratie européenne version PS? Est-ce parce que Marine Le Pen, dans son discours aux Français, avait appelé à enquêter sur les sources de fianancement des cellules djihadistes disséminées à travers le territoire français? Voilà qui serait bien plus efficace que d’arrêter Dieudonné dont l’humour serait moins acceptable que celui de Charlie Hebdo.

— Des journalistes ont été tués manifestement parce qu’ils se sont permis des caricatures de Mahomet. Dans le numéro historique du 14 janvier, on peut VOIR le Prophète, larmoyant, tenant une pancarte avec ce slogan au sens si vague Je suis Charlie. Mais a-t-on demandé aux musulmans s’ils sont Charlie? Je ne crois pas. Au lieu d’apaiser les tensions au nom de la sécurité nationale et du vivre-ensemble, on les entretient… à petits coups d’encre. S’agirait-il de motiver une nouvelle intervention soi-disant anti-islamiste au Moyen-Orient?

Il est humain de se reconnaître dans Charlie dans la mesure où toute vie est sacrée. Il est inhumain de pleurer Charlie en élevant une tragédie locale à une tragédie d’envergure mondiale tout en passant sous silence les monstruosités perpétrées dans d’autres coins du monde avec l’aval d’un certain nombre de ceux qui ont défilé dans une ruelle bien gardée. Il est humain de vouloir défendre la liberté d’expression. Il est inhumain de le faire au détriment d’autres libertés en jouant sur les contradictions. Cette antinomie lancinante que représente Charlie n’a ni commencement ni fin. On dirait un cercle vicieux. Un peu à l’image des politiques nulles et suicidaires qui régissent l’UE. Je suis Charlie et je ne suis surtout pas Charlie. Voilà pour résumer.

Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

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