Les statistiques sont, par ailleurs, paradoxales. Sur les deux tiers des sondés qui s’inquiètent de leurs informations et correspondances privées, 41% ne craignent pas qu’elles soient compromises sur Internet. Notamment, seuls 23% des Français ont pris des mesures pour protéger leur vie privée en ligne. Nous avons demandé à Grégoire Pouget, responsable du bureau Nouveaux Médias chez Reporters sans frontières, de commenter le récent sondage de l’Ipsos pour aborder, par la suite, le phénomène paradoxal de la personne humaine évoquée par Mark Zuckerberg.
La Voix de la Russie : Un an a passé depuis les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance américaine. Est-ce que la situation de confiance sur Internet a changé ?
Grégoire Pouget : Cela dépend des contextes. En France, la situation n’a pas tellement changé, il n’y a pas eu de prise de conscience sur le fait que nos données sont en ligne librement accessibles par les différents opérateurs, notamment, les sociétés américaines : Google, Microsoft et autres. Par contre, ce n’est pas le cas partout dans le monde. Il y a eu un très fort débat en Allemagne sur la protection de la vie privée et l’accès aux données en ligne.
LVdlR : Récemment, l’Ipsos a publié un sondage sur la confiance et la sécurité sur Internet. Il constate que malgré l’affaire Snowden, les utilisateurs du Net n’ont pas changé leurs habitudes. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Grégoire Pouget : Tous les utilisateurs n’ont pas changé leurs habitudes, mais il y a, quand-même, une prise de conscience qu’on est face à cette situation-là. Comme je viens de le dire, ce n’est pas tellement le cas de la France. La prise de conscience ne veut pas dire ignorance. La situation est la suivante. On se dit : certes, mes données sont potentiellement accessibles par Google, par exemple, si j’ai une boîte gmail, dans le cadre de « National Sécurity Letters » qui sont les lettres envoyées par le FBI pour accéder à certaines informations détenues par des sociétés américaines. On se dit : certes, nous ne sommes pas tellement à l’abri, mais je ne suis pas un terroriste, je ne dois pas intéresser spécialement les Etats-Unis. C’est surtout cela le problème : le service que j’ai en utilisant Google qui est gratuit, quand-même, il faut le rappeler, et l’avantage que j’ai chez eux par rapport à l’inconvénient qui consiste dans le fait que ces sociétés peuvent accéder à mes données. Et bien, je fais la balance entre les deux et je préfère garder mon « super » gmail avec ses fonctions extrêmement pratiques. Nous ne sommes pas face à une situation d’ignorance, au contraire. Selon le sondage, 65% des personnes interrogées en France sont au courant de l’affaire Snowden, donc je pense qu’on est plutôt face à des habitudes difficiles à changer et, surtout, face à un arbitrage lorsqu’on préfère abandonner un peu sa vie privée au profit de la facilité. Par ailleurs, je ne pense pas que ce soit une position défendable sur le long terme.
LVdlR : Il y a également un autre problème. D’un côté, les gens pensent qu’il y a peu de chance que leurs informations privées soient compromises en ligne parce qu’ils se croient citoyens ordinaires, en tout cas, peu importants pour les services secrets. D’autre part, ils veulent toujours s’exhiber en ajoutant des photos, en partageant leurs nouvelles sur Facebook, etc. Comment pourriez-vous commenter ce phénomène ?
Grégoire Pouget : Ce n’est pas si paradoxal que ça. D’après le sondage, il y aurait 11% des gens qui auraient décidé de fermer leurs comptes Facebook. Ce n’est pas un outil sur lequel on peut avoir des échanges personnels, privés, où l’on peut déposer des informations sensibles, c’est un outil de communication. Donc, c’est complètement ridicule de se dire : je vais fermer mon compte Facebook pour que les gens n’aient pas d’information sur moi. Ce n’est pas paradoxal de dire : je tiens à ma vie privée et, en même temps, j’ai un compte Facebook et je partage mes infos. Car nous sommes des êtres vivants et, socialement, nous avons envie de communiquer. Par contre, il faut se dire que tout ce qu’on met sur Facebook et, d’une manière générale, tout ce qu’on met en ligne est quelque chose qui a vocation, un jour ou autre, à devenir public. Il faut se dire que quand on utilise un service de la sorte, on le fait pour communiquer, ce qui, à son tour, signifie rendre les choses publiques. C’est la raison pour laquelle Facebook n’est pas proscrit. Et c’est pour la même raison qu’il ne faut pas y mettre et conserver des données sensibles. Après, il y a beaucoup de contournements qui permettent de tromper ces services. Par contre, il est scandaleux que mes correspondances privées hébergées chez un fournisseur de services mail puissent être lues par un tiers. C’est déjà un attentat à la vie privée. Quand il n’y a pas de vie privée, cela pose un problème pour la liberté d’expression. C’est le pire qui puisse arriver. Les statistiques du sondage réalisé par Ipsos le prouvent. A mon avis, les chiffres sont un peu énormes, ce qui m’a étonné, mais, apparemment, 29% des gens s’autocensurent quand ils s’expriment en ligne. C’est un des effets collatéraux les plus graves de la surveillance. De plus, l’autocensure est extrêmement difficile à mesurer et à contrer.
LVdlR : Comment peut-on lutter contre ces effets ?
Grégoire Pouget : Il y a plusieurs façons de lutter, il y a beaucoup d’organisations, notamment, d’ONG, de sociétés civiles américaines qui ont entamé beaucoup de démarches contre la surveillance de la NSA. Je pense que l’Electronic Frontier Foundation (EFF) a porté plainte contre la NSA. A côté de cela, les géants américains, Google, Facebook, etc., se disent qu’à force de rompre le lien de confiance entre eux et leurs utilisateurs, il faut qu’ils retrouvent un équilibre, un certain équilibre, sinon ils vont perdre. Je crois que c’est exactement cela qu’a fait Facebook dernièrement en proposant une version hébergée dans le réseau Tor qui est hors du réseau Internet, où tout est anonyme, qui propose à ses utilisateurs d’utiliser une version qui favorise l’anonymat sur Facebook. On peut également lutter à titre personnel : il y a beaucoup d’outils qui permettent de contourner la surveillance, de chiffrer ses mails, d’éviter que nos conversations privées soient accessibles par n’importe qui. Une autre façon extrêmement simple de lutter contre ces systèmes – c’est, par exemple, d’essayer d’avoir des services email qui ne soient pas tous les mêmes. Par exemple, je pense qu’à peu près 80% des internautes aujourd’hui ont un email chez Google ou Yahoo, Microsoft, etc. Après, il n’est pas compliqué d’aller chercher des informations sur quelqu’un. Ce sont trois sociétés américains qui le font, notamment, lorsqu’un juge décrète de trouver des informations ou d’accéder aux correspondances privées. Alors que si on décide de ne plus jamais les utiliser, mais d’utiliser un autre service qui n’est pas hébergé aux Etats-Unis mais ailleurs, que ce soit en France ou en Allemagne, si on utilise d’autres services, cela décentralise un peu plus l’Internet et cela permet de compliquer la tâche des surveillants. La décentralisation est vraiment une solution qui marche contre la surveillance.
LVdlR : Une dernière question plutôt rhétorique. Quel est, à votre avis, l’avenir des communications et de l’Internet ?
Grégoire Pouget : C’est une question extrêmement large. Je ne suis pas futurologue, mais je pense que l’Internet va continuer à exister pendant de nombreuses années. Ensuite, l’Internet – c’est ce qu’on va en faire. Aujourd’hui, il y a clairement un problème de confiance entre les gros acteurs, notamment, américains, et l’ensemble des internautes. Ce problème est en train d’être adressé aux ONG qui demandent à ces sociétés d’être moins intrusives. Il y a également d’autres services, notamment un groupe américain qui s’appelle l’IETF, acronyme anglo-saxon de « Internet Engineering Task Force », qui est en train de créer de nouveaux protocoles pour les communications sur Internet de manière chiffrée. Donc, on va avoir de plus en plus d’outils de chiffrement qui vont être créés et qui vont être de plus en plus faciles à intégrer. Le problème de l’Internet est qu’il a été créé à l’époque sans prendre en compte cette problématique de surveillance, rien n’était chiffré. Aujourd’hui, on est en train d’en revenir, de se dire que si l’on veut avoir une correspondance vraiment privée, il faut avoir la possibilité de chiffrer nos conversations de bout en bout. Je répète encore une fois que je ne sais pas quel sera l’avenir des correspondances et de l’Internet, mais je suis sûr qu’il va dépendre de ce qu’on va en faire. Actuellement, il y a beaucoup d’acteurs qui sont impliqués et s’impliquent en ce moment pour faire en sorte que nos conversations et nos correspondances en ligne soient de plus en plus privées.
Commentaire.L’affaire Snowden est un message philosophique. Acceptons-nous que le gouvernement ait accès dans notre vie privée, que toutes nos actions soient fixées et analysées pour notre bien ? Snowden a fait référence au roman d’anticipation de George Orwell « 1984 » où le régime totalitaire d'Oceania surveille, nuit et jour, la population de sorte à déceler le moindre crime de pensée. Il semble que cet avenir où l’Etat aurait un contrôle total sur l’homme, sur ses actions et pensées, où il n’y aurait pas de vie privée, s’approche à grands pas.
Par ailleurs, beaucoup de gens ne s’y opposent même pas : la NSA fonctionne comme si rien ne s’était passé, personne n’a supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux et les boîtes mail. On peut dire que nous attirons cet avenir par nous-mêmes en exhibant nos actions et pensées à travers Twitter, Instagram et Facebook. /N