Immuable depuis 1804, le droit français a du mal à absorber les innovations et les bouleversements économiques qu’a connus la France depuis deux siècles. Il est concurrencé par ses analogues plus récents et de ce fait plus « modernes », comme le BGB allemand et les systèmes juridiques anglo-saxons. Par ailleurs, tout en insistant sur la nécessité d’une réforme, les experts français s’insurgent contre la modernisation défendue par Mme Taubira. Elle « risque de provoquer 15 ans de chaos jurisprudentiel », nous a confié Olivier Tournafond, professeur de droit à l’Université Paris-Est.
La Voix de la Russie. Le ministère de la Justice défend la réforme du Code civil, ce qui signifie, effectivement, la modification du fameux code Napoléon. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Olivier Tournafond. Le code civil a 210 ans, donc je pense que la réforme est nécessaire parce qu’il faut clarifier certaines questions, il faut intégrer les solutions jurisprudentielles. En 2004, un premier projet a été élaboré sous la présidence de Pierre Catala qui était un grand professeur de droit français et ce projet, appelé le « projet Catala », a été salué comme un travail absolument remarquable, comparable au code de 1804. Tout le monde pensait que le projet Catala allait devenir le nouveau Code civil puisqu’il reprenait l’esprit de ce code en intégrant les solutions nouvelles. Telle avait été la démarche de Portalis, le principal rédacteur du code de 1804. Mais il y avait aussi des gens, notamment, François Terré, un autre professeur de droit, qui semblaient vexés de ne pas avoir été dans le groupe de travail Catala. Ces gens-là ont constitué un groupe rival qui a fait beaucoup de lobbying pendant des années. Et finalement, ce groupe rival a réussi à mettre au point un autre projet qui prend des orientations différentes. Avec les changements politiques, la Chancellerie a repris ces deux textes, les a mélangés et en a tiré un troisième projet plus ou moins officieux qui, lui, n’est pas bon du tout. En effet il n’est pas cohérent et se lance dans ce qu’on pourrait appeler l’« expérimentation » juridique. C’est-à-dire qu’il fait disparaître des notions très importantes du droit français, comme la « cause » et l’« objet ». Il crée un nouveau vice du consentement qui est la violence économique et qui mettra en péril les contrats régulièrement conclus. Par exemple s’il y a une différence de puissance économique entre les contractants, la partie faible pourra être tentée d’invoquer sa situation d’infériorité ou de dépendance pour demander l’annulation du contrat. Le texte introduit aussi la notion de « bonne foi » de manière inappropriée au moment de la formation du contrat. La « bonne foi » est une notion qui a toujours existé en droit, mais elle s’applique au moment de l’exécution du contrat. On doit exécuter le contrat de bonne foi. Vous me direz que dans la période qui précède la conclusion du contrat la bonne fois joue aussi… Effectivement dans la période précontractuelle on tient compte de la mauvaise foi du contractant, mais c’est alors une faute du droit commun, une faute ordinaire. On l’appelle en latin, « culpa in contrahendo », autrement dit faute dans les pourparlers. En revanche au moment même de la formation du contrat, la bonne foi n’intervient pas parce que la seule question est de savoir si vous consentez ou si vous ne consentez pas. Ainsi, vous n’achetez pas de bonne foi ou de mauvaise foi quelque chose ! Quand vous achetez une voiture, vous ne l’achetez pas de bonne ou de mauvaise foi ! Faire de la bonne foi une condition de la validité du contrat n’a aucun sens. Il y a énormément de problèmes de ce genre dans ce que l’on peut appeler « l’avant-projet » de Mme Taubira et qui risque fort de devenir le projet tout court. Sur 300 articles, il y en a 30 ne vont absolument pas. Et au lieu de soumettre tout cela à un débat contradictoire, ce qui aurait été logique et aurait permis de déposer un certain nombre d’amendements, le gouvernement a décidé de passer en force et d’imposer ce projet, ce mauvais projet, par voie d’ordonnance, c’est-à-dire par ce qu’on appelait autrefois les « décrets lois ». Le gouvernement demande en effet au Parlement une habilitation à cet effet. Les sénateurs en janvier 2014 ont dit « non » à l’unanimité moins une voix et ils ont eu raison. Les sénateurs ont justement considéré que là, on dépassait les bornes ! Mais maintenant le texte revient devant l’Assemblée nationale qui avait déjà dit « oui ». Et c’est ce soir, effectivement, que la question va se jouer, dans la nuit du 30 au 31 octobre. C’est là que l’Assemblée doit ou non donner l’habilitation. Voilà exactement la situation.
LVdlR. Est-ce qu’il s’agit d’une malveillance ou d’une incompétence de Mme Christiane Taubira ?
Olivier Tournafond. Je crois que les sentiments de Mme Taubira à l’égard des Français sont mélangés. Il y a une sorte de mélange de haine et d’admiration, probablement. Elle se veut le nouveau Portalis (le rédacteur du code de 1804) des temps modernes, elle se veut le grand législateur du XXIème siècle. En même temps, elle semble détester l’identité française. J’ai l’impression qu’elle ne voit pas les choses comme nous. On lui a probablement dit, parce que ce n’est évidemment pas elle qui a écrit le texte : « Avec ce projet, vous resterez dans l’histoire ». On lui a sans doute dit : « Après le mariage pour tous, et la modification de la procédure pénale il faut maintenant réformer le Code civil ». Mais elle n’a pas regardé dans le détail ; encore une fois elle n’est pas juriste elle-même. En outre, on lui a affirmé qu’on allait ainsi protéger le contractant faible, parce que tel est le grand prétexte du législateur contemporain. On protège toujours le faible quel qu’il soit. C’est ainsi que l’on impose une foule de lois en France, toujours sous prétexte de protéger le faible. Bref, elle se dit : « Voilà, j’arrive comme Robin des Bois, je protège le faible, je vais donc être populaire ». Maintenant, est-ce qu’elle se rend compte du risque d’insécurité juridique et de déstabilisation ? Moi, je pense qu’elle s’en fiche complètement de la déstabilisation de la France ! Mme Taubira, était à l’origine une indépendantiste guyennaise qui paraissait détester la France et les français Alors, déstabiliser la France, ce n’est pas forcément un problème pour elle ni pour les gens qui sont dans sa mouvance idéologique. Elle l’a déjà déstabilisée avec le mariage homosexuel. Avec la procédure pénale, elle ne se gêne pas pour la déstabiliser encore. Avec le code civil, elle continue dans la même voie de la déstabilisation…
LVdlR. On dit que les changements dégénératifs d’une nation commencent non pas par des réformes sociales, mais par la déconstruction des normes imposées par le droit.
Olivier Tournafond. Oui, il y a un processus de déconstruction évident. Il est très grave ici parce que le système de droit est un système complexe, comme un système informatique. C’est comme lorsque vous vous amusez à bricoler votre ordinateur, à cliquer n’importe où, à ajouter des pseudos améliorations, ou à retirer des fonctions sous prétexte de « simplification » du système. Après, ça ne marche plus du tout…vous en avez peut-être fait l’expérience et d’ailleurs tout le monde en a fait plus ou moins l’expérience ! Il faut alors faire venir un spécialiste pour que le système remarche et cela coûte beaucoup de temps et d’argent. Pareil pour une horloge. Une horloge, c’est complexe, il y a des rouages, des ressorts, des engrenages. Nous ne savons pas toujours à quoi ils servent mais ils ont tous leur utilité. Si vous retirez des pièces pour « simplifier » l’horloge, celle-ci va avancer, va retarder ou bien va s’arrêter. Le système de droit est analogue. Il est très complexe. C’est un ensemble qui a été élaboré au cours des siècles et qui est doté d’une efficacité quasi-scientifique. Si vous modifiez de manière imprudente les notions, les définitions, si vous introduisez des éléments nouveaux sans avoir réfléchi, sans avoir longuement mûri votre choix, le système va se bloquer et déboucher sur l’insécurité juridique et l’arbitraire du juge. Tous les systèmes de droit sont ainsi. C’est pourquoi il est très difficile de mettre en place un Etat de droit véritable et que cet Etat de droit constitue un équilibre très fragile, à la fois sur le plan politique, social et juridique. Dans le cas qui nous occupe, il est clair que la réforme met en péril l’Etat de droit en ouvrant la porte à l’instabilité judiciaire.
LVdlR. Est-ce qu’elle va avoir un impact sur le principe de la séparation des pouvoirs ? Est-ce que la réforme touche à la démocratie ?
Olivier Tournafond. La séparation des pouvoirs et la démocratie sont largement des mythes, en tout cas en France. En Suisse, il y a des votations directes : le peuple a effectivement un pouvoir. En France, la démocratie consiste à permettre au peuple une fois tous les cinq ans de voter pour des partis politiques qui sont dans une situation de monopole et qui font pratiquement ce qu’ils veulent. La démocratie ne va pas plus loin. On pense à cette phrase célèbre de je ne sais plus quel politiste, était-ce Jouvenel, qui a dit « dans la démocratie parlementaire, le peuple est libre un jour et esclave cinq ans ». Ici, il y a évidemment une atteinte à la démocratie dans le sens où il n’y a même pas de débats parlementaires. C’est-à-dire que non seulement on ne demande pas au peuple son avis sur la question, mais il n’y a même pas de débats public ! Il est vrai que le sujet est complexe, mais le débat parlementaire aurait permis tout de même aux professionnels d’exprimer leur point de vue et de présenter leurs objections par le biais des députés. C’est, quand même la moindre des choses, quand on se veut démocrates, d’organiser un débat contradictoire au Parlement ! Ici la démocratie est purement et simplement bafouée, c’est sûr et certain ! Mais on sait bien que les démocrates sont comme Tartuffe : ils n’invoque le peuple que pour mieux le tromper et le dominer.
En ce qui concerne la séparation des pouvoirs, je constate une chose : c’est qu’elle aussi est bafouée de la manière la plus cynique qui soit. Voilà le gouvernement, donc l’exécutif, qui demande au législatif de lui signer un chèque en blancpour imposer une réforme au pouvoir judiciaire. C’est la dictature du pouvoir exécutif, ni plus ni moins. La séparation des pouvoirs est piétinée. Sur le plan politique, c’est d’ailleurs intéressant : la France n’est pas une démocratie, elle est une oligarchie. C’est une oligarchie où vous avez des groupes qui ont le monopole du pouvoir et qui imposent leur volonté au Peuple. C’est la réalité politique de la France d’aujourd’hui et de beaucoup de pays occidentaux d’ailleurs. On rétorquera : le Peuple n’est pas capable de gouverner. Cela se discute en effet. Mais si on le pense, on ne doit plus faire du régime démocratique « l’horizon indépassable de l’histoire humaine » pour reprendre l’expression du philosophe Marcel Gauchet. Il faut réfléchir à un autre régime politique où le peuple a du pouvoir, sans avoir le pouvoir. Par exemple une monarchie… Il faut être un petit peu cohérent.
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Commentaire. Le ministre français de la justice Mme Christiane Taubira peut être mise en parallèle avec Napoléon, le plus grand réformateur français. Mais il s’agit d’anti-Napoléon, de son antipode en jupe. Au nom de l’égalité, on détruit méthodiquement l’héritage des anciens : la réforme du Code civil met fin au droit classique des contrats, le mariage pour tous ruine le droit de la famille, la théorie du genre va détruire l’école et l’enfant. Aujourd’hui, les idéaux révolutionnaires consolidés par le génie napoléonien « Liberté, Egalité, Fraternité » sont extrapolés de telle manière qu’ils risquent de faire couler la France au lieu d’en faire un modèle.