Rossiya Segodnya : Vous avez publié récemment un nouveau livre qui explique que la politique extérieure de la Russie converge de plus en plus vers l’Asie. Votre ouvrage donne-t-il des explications sur la raison, pour laquelle la Russie change d’orientation ?
Alexandre Loukine : Ce n'est pas une idée, mais le résultat des changements réels dans la politique mondiale. D’ailleurs, j’explique dans mon livre non pas un virage vers l’Asie de ces dernières années, mais un processus qui a commencé au début du 21e siècle. La Russie a entrepris plusieurs tentatives de se tourner vers l’Asie. A la fin de la période impériale, sous Nicolas II, au début du 20e siècle, le programme de Stolypine de la mise en valeur de la Sibérie a été lancé. Malheureusement, ce programme a été abandonné par la guerre et la révolution. À l'époque de Brejnev, les politologues évoquaient à maintes reprises la nécessité pour l’URSS d’intégrer les processus politiques et économiques dans la région Asie-Pacifique. Mais dans les années 1990, après la chute de l’URSS, c’est l’orientation pro-occidentale qui a pris le dessus. Le temps a montré les lacunes d’une telle politique unilatérale. Tout d'abord, la Russie ayant elle-même perdu les territoires occidentaux, s’est de fait rapprochée des pays asiatiques devenant elle-même plutôt un pays d’Asie. Deuxièmement, le centre de l’économie et de la politique mondiale se déplace de lui-même peu à peu vers la région Asie-Pacifique. La Russie n’était donc pas la seule à se tourner vers les pays d’Asie. Ce fut aussi le cas des Etats-Unis et de nombreux pays d’Europe, pour lesquels la Chine est un partenaire commercial important. Le fait que la Russie se tourne vers l’Asie – c’est la conséquence d’une réalité, à laquelle le gouvernement russe doit réagir. Etant donné que tous les pays se tournent vers l’Asie pour des raisons économiques, la Russie suit aussi cette tendance. Mais elle a aussi ses propres raisons. C’est d’abord le développement de l’Extrême-Orient, ce qui est impossible sans une participation réelle à des processus économiques au sein de la région Asie-Pacifique. Et les événements liés à la crise en Ukraine et aux sanctions antirusses ont accéléré à ce rapprochement. Ces événements ont montré que le rapprochement entre la Russie et l’Europe, ce n’est pas une solution politique viable. L’Europe n’a pas besoin d’un pays si grand. Elle a du mal même à intégrer la Turquie. En fait, aucun pays qui possède ses propres intérêts et sa position sur la politique globale, n’est bienvenu en Europe. C’est la raison pour laquelle la Russie n’a pas d’autres possibilités que de développer des liens économiques et politiques alternatifs.
Rossiya Segodnya : Voyez-vous une résistance à ce cours politique dans l’élite russe ?
Alexandre Loukine : L’élite russe est composée de plusieurs groupes. Il y a un groupe pro-occidental, composé des personnes qui ont une vision pro-occidentale de la politique globale. Il y a aussi celles qui sont liées économiquement avec les pays occidentaux. Mais le groupe de personnes, qui est lié avec l’Orient est plus nombreux, que cela soit la Chine, le Japon ou encore la Corée du Sud. Et actuellement, même les personnes qui sont liées avec les pays occidentaux, réalisent que dans la situation actuelle, le contact avec l’Europe présente des risques importants. On le voit à l’exemple de la Bulgarie. La société russe Lukoil y possède une raffinerie. Un pays se réjouit s’il reçoit des investissements à grande échelle, mais les autorités du pays sont en train de poser des obstacles divers au fonctionnement de cette raffinerie en Bulgarie. Ce sont des risques qui nous font penser à d'autres domaines d'investissement. Et il s’avère que les risques sont moins nombreux à l’heure actuelle dans les pays asiatiques.
Rossiya Segodnya : En se tournant vers l’Asie, comment la Russie va construire ses relations avec les principaux acteurs de la région, notamment les Etats-Unis et la Chine ?
Alexandre Loukine : Il est difficile pour la Russie d’entretenir de quelconques relations avec les Etats-Unis. Les relations commerciales et économiques de Moscou avec les Washington ont toujours été insignifiantes. Et les Etats-Unis sont plus intéressés dans la coopération avec la Russie dans un certain nombre de questions concrètes, notamment en ce qui concerne l’Afghanistan. Récemment, les Américains nous ont demandé de l’aide pour lutter contre l’Etat islamique. Mais étant donné les difficultés dans nos relations avec les États-Unis, nous devons leur montrer que nous avons une alternative, que nous pouvons collaborer avec la Chine et d’autres pays asiatiques, comme la Corée du Sud ou l’Inde. Des pays qui ne soutiennent pas les sanctions antirusses.
Rossiya Segondya : En s’orientant sur l’Asie la Russie ne se trompera pas, comme ce fut lorsqu’elle s’orientait sur l’Europe ?
Alexandre Loukine : Il ne faut pas se faire des illusions. Les pays asiatiques mènent une politique très indépendante. Mais nous avons beaucoup de choses en commun, notamment le concept d’un monde multipolaire. Tout le monde comprend en Asie que nous devons coopérer, car la Russie fait partie du même groupe de pays que les pays asiatiques, ne voulant pas rester un à un avec les Etats-Unis et les autres pays occidentaux. Il faut évidemment avoir une certaine coordination et nous pouvons coopérer avec chaque pays à sa manière. Avec la Chine, nous menons une collaboration très étroite, ce qu’on ne peut pas dire de l’Inde. Il faut comprendre que s’orienter vers l’Asie, ce n’est pas remplacer l’orientation pro-occidentale par une orientation pro-orientale. Au contraire, c’est un passage vers une politique plus équilibrée. Comme le disait Deng Xiaoping, peu importe de quelle couleur est le chat, l’essentiel, c’est qu’il attrape les souris. L’essentiel – c’est de ne pas renoncer à la coopération pour des raisons idéologiques.