Ce qui lui arriva ultérieurement s’inscrit dans la ligne des traitements assez peu droits-de-l’hommistes dont les « libérateurs » de la « Grande Ukraine » gratifient ceux qui tombent entre leurs mains. Iouri ne faisait pas exception surtout si l’on sait qu’Anton Gerashenko, conseiller du ministre de l’Intérieur ukrainien, avait alors laissé sur son compte facebook cette caractéristique croustillante qu’on croirait presque extraite des classiques torquemadiens : « [Iouri Iourtchenko] est une âme perdue, un barde du terrorisme du Donbass ». Pensez bien ! Une âme perdue. Nous sommes en plein dans un délire de type eschatologique.
La façon dont le bataillon Donbass contribua au salut de son âme est aujourd’hui bien connue. C’est la jambe cassée et les côtes brisées que cet « apologiste du terrorisme » fut libéré après trois semaines de tortures physiques et psychologiques continues dont six jours passés dans une armoire métallique en compagnie de trois autres compagnons de malheur parmi lesquels un résistant slovaque. Le calcul avait tout ce qu’il y a de plus jésuite : cette armoire se trouvait dans la cour d’une maison occupée par des éléments néo-bandéristes et que la Résistance avait par conséquent prise pour cible.
Contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, la nationalité française de Iouri lui joua un bien vilain tour. On lui dit d’écrire un article en faveur des agissements de la junte et des bataillons d’inspiration bandériste. Il refusa. On le soumit alors à une série d’interrogatoires menée par un certain Irakli, consultant du renseignement ukrainien et originaire du même village que Galaktion Tabidze, poète géorgien apprécié de Iouri qui avait récemment traduit quelques uns de ses poèmes. Cette heureuse coïncidence, le fait que Iouri ait vécu un certain nombre de temps à Tbilissi et maîtrisait donc la langue maternelle de celui qui l’avait interrogé, semble avoir déterminé l’issue de sa détention. Il fut transmis à d’autres Géorgiens qui finalement, après l’avoir fait passer pour l’un des leurs, l’emmenèrent jusqu’à Donetsk, ville où son insoutenable calvaire prit fin. Pour ceux qui ne croient pas en Dieu, c’est peut-être en ces circonstances que l’on acquiert la Foi.
Cette entrée en matière effectuée, je donne la parole à Iouri Iourtchenko que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Moscou et qui vient de subir une nouvelle intervention chirurgicale. Son récit ayant été aussi long que passionnant, à mon grand regret, je ne publie ici que quelques extraits particulièrement frappants.
La Voix de la Russie. Qu’est-ce qui vous a poussé, vous, écrivain et poète, à vous rendre dans le Donbass en pleine guerre ?
Iouri Iourtchenko. J’étais déjà lassé de la campagne de désinformation engagée par la presse occidentale lors du conflit tchétchène. S’il s’agissait de rapports et de critiques objectifs, je serais prêt à y adhérer. Or, dans le cas présent, il ne s’agissait que d’une campagne de dénigrement gratuit fondée sur des a priori déconcertants. Ma réaction fut immédiate : je me suis immédiatement rangé du côté des oppressés, de ceux que l’on discrédite au seul motif que leur engagement dérange. Je ne dis pas que toutes les décisions prises par le Kremlin sont inconditionnellement justifiables, il y a d’ailleurs plein de questions que j’aurais aimé poser à M. Poutine. Cela étant, quand je vois que l’Occident a fait de lui un ennemi d’une manière absolument caricaturale, cela pour la simple raison que cette caricature sert ses intérêts, je n’hésite pas à prendre position. C’est mon devoir ! Indépendamment de ce que j’ai pu lire dans les médias occidentaux, ukrainiens ou russes, – qu’importe a posteriori l’optique adoptée – malgré les défauts de la politique intérieure russe, c’est peut-être la première fois que j’admire Poutine comme chef d’Etat. J’admire au même titre Lavrov ou Tchourkine [respectivement, ministre des Affaires étrangères russe et ambassadeur de la Fédération de Russie auprès de l’ONU, NDLR] qui, faisant montre d’une grande patience, résistent aux multiples provocations dont ils font quotidiennement l’objet. Personne ne veut les écouter, or, ayant vécu ce que j’ai vécu, je confirme qu’ils disent la vérité. Lorsque j’entends dire mes voisins, à Paris, que toute l’Ukraine est occupée par les troupes russes, que les chars russes sont prêts à entrer dans Paris, je conçois bien que c’est là la faute des médias qui désinforment en toute conscience, qui attisent non moins sciemment le conflit, qui instrumentalisent le sentiment de haine qu’ils provoquent eux-mêmes. Il ne suffit pas de leur dire qu’ils ont tort, que les médias leur mentent. Pour pouvoir apporter un véritable démenti qui ne soit pas fondé sur des images ou des textes tirés de facebook, il fallait se rendre sur le terrain. Voir de ses propres yeux l’indescriptible, l’inacceptable. Des femmes et des enfants meurent tous les jours dans l’indifférence la plus totale. Comment pouvais-je rester les bras croisés ? (…)
LVdlR. Dans quelles circonstances avez-vous été enlevé ? Qui vous a enlevé ?
Iouri Iourtchenko. Le bataillon Donbass. Deux jours avant l’enlèvement, j’avais promis de ramener des médicaments aux civils parqués dans les sous-sols de leurs immeubles. D’ailleurs, de manière certes indirecte, j’essayais de faire circuler cette aide tellement vitale aux civiles, c’était entre autres le cas à Slaviansk. Je rappelle qu’en cette période les habitants de cette ville étaient privés d’eau, d’électricité et de nourriture ! Idem pour Ilovaïsk. J’avais préparé des colis de médicaments. Nous avions pris la voiture, moi et encore sept résistants, pour nous rendre sur place. Or, au beau milieu de la route, nous avons été surpris par des tirs d’artillerie et de mitrailleuses. On avait pris pour cible notre véhicule. Une fois sortis de la voiture, nous comprîmes qu’on nous avait tendu un piège. Ayant une caméra sur moi, j’ai réussi à filmer le début de l’évènement. Or, quand j’ai détaché les yeux de l’écran, je m’aperçus que nous étions encerclé par une trentaine d’Ukrainiens armés jusqu’aux dents.
Nous n’avions aucune chance, cela d’autant plus que ceux qui m’accompagnaient avaient déposé les armes. En tant que correspondant de guerre, j’avais sur moi une arme (qu’ont tous les correspondants de guerre à des fins d’autodéfense) et la caméra que je viens d’évoquer. Comme j’étais derrière mon groupe d’accompagnateurs, les membres du bataillon n’avaient pas remarqué que j’étais armé. J’avais donc le choix : soit ouvrir le feu, soit me suicider. Néanmoins, comme mes jeunes compagnons avaient déjà fait leur choix puisqu’ils avaient déposé les armes, je n’ai choisi aucune des deux options. J’ai juste caché mon arme entre les coussins de banquette arrière ainsi que mon portable où il y avait pas mal de numéros de résistants (…).
LVdlR. Et après, vous avez vécu l’enfer ?
Iouri Iourtchenko. Oui, c’est un peu comme si je m’étais retrouvé de l’autre côté du miroir (…)
LVdlR. Ces gens-là n’avaient aucune humanité ?
Iouri Iourtchenko. Je ne voudrais pas généraliser. Bien entendu, je n’espérais pas m’en sortir. Néanmoins, je me disais que si même j’avais cette chance exceptionnelle, une entre mille, je remercierais ceux qui m’ont fait vivre cette expérience indicible. Avant de l’avoir vécu, il y avait pour moi deux camps : le camp de la résistance et celui des Ukrainiens loyalistes (les « Oukres », comme on les appelle familièrement dans un contexte assez péjoratif). Dans chacun des deux camps, je ne percevais rien d’autre qu’une sorte de masse indifférenciable. Ce n’est plus le cas. J’entends encore des voix, je revois des yeux, des images … qui font que je ne peux plus raisonner d’une manière simpliste en termes d’« Oukres ».
Ceci dit, la plupart de ceux qui s’engagent dans ces bataillons sont des sadiques. Certains d’entre eux m’ont demandé si je voyais autour de moi des fascistes. Je leur ai suggéré de se regarder dans le miroir. Ils ne sont soi-disant pas fascistes mais préconisent la banalisation de la torture et obligent leurs prisonniers à crier, un peu à l’instar des nazis allemands, « Ukraina ponad use » ce qui s’apparente au « Deutshland über alles » dans le sens qu’on lui attribuait sous le III Reich (L’Allemagne doit dominer le monde). On assiste donc clairement à une bestialisation des prisonniers et à une banalisation totale des tortures quelles qu’elles soient. Néanmoins, et j’insiste lourdement sur ce fait, il y a des gens qui n’ont pas encore perdu leur humanité ! Il n’y en a pas beaucoup mais à mon regard, ils ont laissé une trace bien plus importante dans ma vie que n’en ont laissée mes bourreaux. (…).
LVdlR. Vous êtes citoyen français. Y-a-t-il eu des réactions de la part des autorités françaises, de l’ambassade plus particulièrement ?
Iouri Iourtchenko. Non, durant les 24 jours de ma détention, silence total ! Or, le consulat de France à Kiev était bien mieux placé pour me retrouver que ne l’étaient les autorités russes.
LVdlR. Rien n’a été entrepris ?
Iouri Iourtchenko. Je ne sais pas ! J’espère que ce n’est pas le cas. Ce qui est curieux, c’est que Gerashenko avait annoncé mon emprisonnement deux jours après ce qui s’est passé à Ilovaïsk, il avait précisé que j’étais citoyen français … il suffisait donc de se renseigner auprès de lui pour savoir où je me trouvais et négocier ma libération. Je ne vois pas où était la difficulté. Parce qu’il faut savoir ce que représente chaque heure, chaque minute, chaque seconde dans la vie d’un prisonnier ! Le glas peut sonner pour lui à n’importe quel moment ! Donc, du côté français, je n’ai senti aucun soutien. Savez-vous en revanche qui m’a retrouvé ? Un prêtre de Sibérie que je ne connais même pas ! Il m’a téléphoné. Comme il s’agissait d’un prêtre, mes ravisseurs n’ont pas protesté. Vous imaginez ? Quelqu’un me retrouve depuis la Sibérie alors qu’il aurait été tellement plus simple de le faire depuis Kiev ! Enfin … je sais qu’il y a eu des tentatives mais elles n’ont pas porté leurs fruits.
Une fois à Donetsk, juste après ma libération, on m’a transmis un message selon lequel il y aurait eu un appel du consulat de Kiev à Paris qui voulait que je fasse silence sur ce que j’ai été amené à vivre. Quelques temps plus tard, ils m’ont directement contacté. Ils étaient très gentils avec moi, très gentils avec ma femme … Il y a eu par la suite un autre coup de fil de la part d’une femme qui m’a demandé ce que je comptais entreprendre, notamment si je projetais de venir à Paris. Je lui ai répondu que je préférais être hospitalisé à Moscou. Pour une raison évidente : vu la politique officielle de la France, il m’est psychologiquement très dur de me faire soigner à Paris. En plus, j’aurai certainement le plus grand mal à témoigner de mon vécu. Si on m’a dit de me retenir alors que je n’étais encore qu’à Donetsk, qu’en serait-il après ? Après, une fois mes soucis de santé réglés, je reviendrai bien entendu à Paris où j’ai toute ma famille mais pour l’instant, tant que je suis ici, je considère que j’ai le devoir de parler. Ne serait-ce que devant les prisonniers qui n’ont pas eu la chance que j’ai eue ».
Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur.