C’est le cas de l’expression « villages Potemkine » qui désigne la supercherie, l’éclat en trompe-l’œil et une prospérité de façade. L’expression a fait son apparition après l’histoire de la supercherie qu’on attribue au gouverneur du Sud de la Russie, le prince Grigori Potemkine, pour induire en erreur l’impératrice Catherine II. Lorsque la suzeraine voyageait à travers ses terres, le prince aurait voulu se faire valoir mais comme il n’y avait pas grand-chose à montrer, Potemkine aurait fait ériger sur le parcours de l’impératrice des villages en carton-pâte en y amenant une foule de paysans bien habillés. Par cet artifice, le malicieux courtisan aurait pu convaincre Catherine II que ses sujets menaient une belle vie. Cette histoire est complètement fausse mais elle continue toujours à être racontée. La rumeur sur les « villages Potemkine » apparaît pour la première fois dans la biographie de Potemkine, éditée en 1797 en Allemagne. Son auteur, un anonyme qui avait son doute un compte à régler avec Potemkine, présentait le prince comme un escroc et un dilapidateur des biens publics. Cet ouvrage est un tissu de mensonges qui fait mention de malencontreux « villages ». Son auteur fait notamment croire que Potemkine aurait faire ériger des maisons en carton-pâte en faisant passer les paysans d’un décor et à l’autre pour duper Catherine II. Et comme la calomnie a les jambes longues, elle a vite fait de faire le tour du monde. Mais qu’est-ce qui s’est passé en réalité ?
En 1783, la Russie a annexé la Crimée après avoir remporté une victoire sur la Turquie. Nommé par Catherine II gouverneur des territoires conquis, Grigori Potemkine s’est mis à les mettre en valeur. Quatre ans plus tard, l’impératrice avait voulu voir les résultats de ses efforts et s’est rendue en voyage dans le Sud de la Russie. Elle état accompagnée par l’empereur d’Autriche, le roi de Pologne et des ambassadeurs étrangers. Le voyage est devenu un triomphe appelé à montrer au monde la puissance accrue de l’empire de Russie. Transformée par Potemkine, la Crimée avait grandement impressionné les voyageurs. Aussi, l’ambassadeur français, le comte de Ségur, écrivait après avoir visité la ville de Sébastopol : « On a du mal à imaginer comment Potemkine a pu faire ériger en si peu de temps la ville, la flotte et les forteresses… C’est un vrai miracle ». Quarante vaisseaux pimpant neuf ont accueilli les invités dans le port. Les diplomates étrangers ont inspecté par le menu les fortifications, chantiers navals, quais, entrepôts, églises, hôpitaux et même écoles. Ils n’en revenaient pas parce que toutes ces infrastructures étaient sorties de terre en l’espace de quelques années. Or, en plus de Sébastopol, il y avait aussi Kherson, Feodossia, Inkerman et Karasoubazar. Même l’empereur autrichien Joseph II, très critique au départ, en était bouleversé.
Sur le chemin du retour, Potemkine a amené les voyageurs dans la ville de Poltava où en 1709, le tsar Pierre Ier avait battu à plate couture les Suédois. Par ordre du prince, 50 000 soldats ont fait une reconstitution historique de cette bataille devant Catherine II et ses compagnons. Le comte de Ségur le reconnu : « Ce magnifique spectacle était le digne couronnement d’un voyage aussi romantique qu’historiquement emblématique ». Reste à savoir pourquoi la calomnie destinée à ternir l’image de Potemkine a été si complaisamment relayée. Le fait est que Potemkine, ce favori de l’impératrice et un courtisan puissant, avait pas mal d’ennemis et d’envieux. Ses détracteurs avaient d’abord pris sa nomination en Crimée lointaine comme un exil, mais le voyage de l’impératrice avait changé la donne. La haine envers Potemkine avait crû avec une force renouvelée mais Catherine II était une femme intelligente qui s’en rendait parfaitement compte. De retour à Pétersbourg, la souveraine avait écrit au prince : «Je Vous suis reconnaissante, Quant à Vos ennemis, Vous les avez confondus par Votre dévouement et Vos travaux pour le bien du pays ».
Les Turcs ont attaqué la Crimée peu de temps après le voyage de l’impératrice pour tester la puissance russe, mais se sont heurtés aux puissantes fortifications et à la redoutable flotte de la mer Noire. Potemkine sortit gagnant de l’épreuve de la guerre et les Turcs furent battus sur terre et sur mer. Le prince l’a emporté mais le mythe des « villages Potemkine » s’est révélé être plus tenace que les Turcs et jette toujours malgré tous les démentis un discrédit sur la réputation du prince. /N