Décembre 1825. Soirée grise et froide. Grande assistance assise au tour d’une table. C’est l’heure du thé. Dans la pénombre du salon entre brusquement un homme, entouré comme par un halo d’une traine de froid, de vent des plaines enneigées, de vitesse… Il vient de Saint-Pétersbourg. Il parle de la révolte, de l’inquiétude des habitants… Une personne surtout est touchée par ce récit : le poète, assis au coin du feu, Alexandre Pouchkine. Il devient pensif, triste, parle à demi-mot, cite l’existence d’une société secrète. Tôt le matin il fait atteler le traineau et se lance à Saint-Pétersbourg. On connait la suite : un lièvre a croisé sa route, c’est un mauvais signe, et Alexandre Pouchkine a rebroussé chemin. Heureusement pour la littérature russe… Qu’est-ce qui pousse un poète, en plus mal vu a l’époque par le Tzar, forcé à l’exil dans son domaine, à soutenir une « société secrète », une société des Décembristes qui sont venus sur la Place du Senat le 15 décembre 1825 pour faire front au tzar Nicolas I et obtenir une constitution ? Qu’est-ce qui l’oblige, le poète de toute la Russie de prendre parti au mouvement quasi-révolutionnaire ? Et il écrit quelques mois plus tard, sur la marge de son manuscrit, à cote d’un dessin de cinq Décembristes pendus : « Et moi aussi, j’aurai pu… »
Le poète ne ressent pas les choses seulement par les cinq sentiments des hommes simples. Il entend les feuilles pousser. Il perçoit les vibrations des tremblements de terre lointains. Il absorbe à travers sa peau le poison de l’époque. Il boit l’ambroisie de hautes sphères et le calice de mesquineries d’ici-bas. Et son âme raisonne en unisson avec ses jours. Et la pire chose qui puisse lui arriver c’est de cesser d’écrire.
Un poète s’en allé a la guerre. Poète, écrivain et dramaturge Youri Yourchenko est parti en Ukraine. Il n’a pas attendu de « se renseigner », il a pris ses affaires et parti à Donbass. Un journaliste lui a posé une question : « Pourquoi vous êtes là ? » il a souri, Youri, et a retourné la question au journaliste : « Et vous ? » Il y a plus qu’un choix professionnel dans la nécessité d’aller à la guerre. Il y a de la conviction. Il y a du « je ne peux pas agir autrement » Depuis quelque temps déjà Youri Yourtchenko est arrêté par les autorités ukrainiennes a cote d’Ilovaïsk. Sa femme, Dany Kogan-Yourchenko, est restée en France, angoissée de ne pas avoir de nouvelles de son mari, imaginant des pires choses…. Nous lui avons posé la même question : Comment un poète décide d’aller à la guerre ?
Dany Kogan. Il y a une phrase de Hölderlin : « La vraie Patrie est celle du cœur » Youri est né à Odessa, mais il n’a jamais vécu là-bas. Il est né en prison, et il en est sorti avec sa mère quand il avait 3 ans. Ils sont partis au Nord, au Magadan, et il a été élevé là-bas. La seule chose la plus importante au monde pour lui, la seule chose qui le tient en vie, c’est l’écriture. Ecrire, écrire… Là, il ne pouvait plus écrire. Il n’arrivait plus à écrire, parce qu’il a été touché violemment dans son cœur par ce qui se passait.
Une fois là-bas, il m’a dit : « C’est là que je suis allé chercher ma mère, a Slaviansk, et je l’ai ramené avec moi pour qu’on vive ensemble » Parce qu’elle était toute seule et elle était malade. Je pense qu’il y a un tas de choses mélangés…
En même temps, il ne pouvait écrire voyant ce qui se passait. Il fallait qu’il aille écrire sur sa terre, avec ses bras, avec son corps. On n’écrit pas uniquement avec sa tête. On écrit avec son cœur, mais il y a le corps qui est là. Et le corps c’est très important. On croit toujours qu’un poète c’est quelqu’un de fragile, mais il a les pieds sur la Terre. Il a eu besoin que son point de vue soit là-bas. On peut faire dire n’importe quoi à une photo. Par exemple, quelqu’un qui n’aime pas les malheureux, peut faire une photo d’une certaine manière de ce malheureux. Quelqu’un qui a pitié, qui l’aime, va faire un autre genre de photo.
C’est ça qu’avait envie de faire Youri. Il avait envie de voir ce qui se passait la bas. Et de témoigner. Parce qu’il n’aurait plus jamais pu écrire, s’il n’était pas en train d’écrire quelque chose là-bas. A un moment donné il y était poussé ou tiré. Youri n’est pas du tout un personnage politique. Il est poète, écrivain, il doit témoigner et écrire avec son âme, avec son sang, avec la terre.
Il ne pouvait pas faire autrement qu’à y aller.
Il m’a dit : « J’y serais allé à la nage, j’aurais traversé la forêt » Un poète est comme un prophète. Et quelque chose l’attirait là-bas. Apres, il s’est trouvé pris dans quelque chose….. mais cela n’a jamais été violent. Il avait un témoignage d’une vielle dame qui criait sur les ruines comme toutes les femmes qui ont pu crier pendant les guerres, pour crier son malheur. Il photographiait les vieux. Ce n’était pas politique, c’était humain. Pleinement humain, mais avec son propre regard.
Pour écrire on a besoin d’un vis-à-vis. On se met à table et on regarde devant. Il regardait devant. Et, je pense, qu’il ne voyait pas le danger. Il a toujours été comme ça, il a tracé une route très dure, mais qui est toujours resté dans le sillon de l’écriture. S’il est entré à l’Institut de la Littérature à Moscou, c’est parce qu’il voulait être dans l’écriture. Un jour il m’a dit : « Quand j’avais 10 ans et j’étais dans les glaces, au Nord, à Magadan, j’ai su que serais poète, parce que j’ai vu le soleil qui brillait sur la neige. J’ai su que je serais poète. » C’est ça qui l’a guidé. Et continue à le guider.
Un poète ne peut pas se taire. Il faut qu’il écrive surtout.
La Voix de la Russie. Un poète, un écrivain, un peintre, un photographe…. On peut imaginer que ces artistes sont « loin du monde », qu’ils cherchent l’isolement, le calme et la sérénité. Qu’ils fuient la réalité…. Est-ce vrai ?
Il suffit de se rappeler un autre poète, Apollinaire… Et, détrompés-vous, son « Ah Dieu ! que la guerre est jolie… » n’est pas une louange du charcutage humain, mais un chant, où « Le vent se mêle à vos soupirs » Un poète a la guerre, cherche-t-il seulement à fuir le réel, cherche-t-il s’y échapper, ne serait-ce que dans sa poésie…. Oui. Mais Apollinaire n'a pas été un poète jeté dans la guerre à son corps défendant. Au contraire, il a été un poète en guerre, décidé à bouter les « Boches » hors de France. Etre poète n’est pas contraire d’être patriote.
On regarde aujourd’hui les photos d’Andrei Stenine, journaliste qui a péri en Ukraine. On y voit des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards, des civils est des militaires… des Russes, des Egyptiens, des Syriens, des Ukrainiens… Et on réalise que ce poète de la photographie donnait dans chaque cliché un peu de sa vie.
On réalise que sans ce goutte-à-goutte, sans cette perfusion branché directement sur le cœur, sans cette transfusion de l’âme d’un Poète, la société ne pourrait pas vivre.