Les collègues et amis du correspondant photo de l'agence d'information internationale Rossiya Segodnya Andreï Stenine, mort en Ukraine, s'en souviennent comme d'un véritable professionnel qui préférait les reportages photo sur les points chauds de la planète à la routine du travail de bureau. Il a lui-même choisi les dangers du métier de photographe de guerre, soucieux d'immortaliser les événements historiques qui agissent, comme un rouleau compresseur, sur le destin des gens ordinaires.
Andreï Stenine est parti couvrir le conflit ukrainien en mai dernier et envoyait quotidiennement des dizaines de photos à la rédaction. A partir du 5 août, il n'a plus donné de nouvelles. Des sources ont rapporté qu'il aurait pu être arrêté par l'armée ukrainienne, ce que Kiev n'a pas confirmé. Fin août, trois corps ont été retrouvés dans une Renault Logan calcinée portant des traces de balles sur la route entre Snejnoe et Dmitrovka. L'expertise a montré que l'un d'eux était celui d'Andreï Stenine.
"Après l'une de ses premières missions au Caire, plein d'énergie et d'attentes créatives, il a demandé, les yeux pleins d'ardeur, au chef de la rédaction des informations photo Vladimir Baranov de ne couvrir rien d'autre que des conflits. Faisons ainsi, disait-il, je ne ferai pas d'autres photos mais tous les conflits seront toujours pour moi!", se souvient le chef de la Direction unifiée des informations photo de l'agence Rossiya Segodnya, Alexandre Chtol.
Andreï Stenine est parti dans le sud-est de l'Ukraine le 13 mai, un mois après le lancement de l'opération "antiterroriste" du gouvernement de Kiev dans les régions séparatistes. Juste avant cela, début mai, il s'était rendu une nouvelle fois en Syrie pour couvrir l'élection présidentielle.
"On s'écrivait quand il était en Syrie et que nous étions en Ukraine, à Slaviansk. Il était très inquiet de manquer un événement historique. Puis, nous avons quitté Slaviansk et cette fois c'est lui qui nous écrivait : revenez, vous manquez tous un grand événement. Autrement dit, ce qu'il prenait en photo était important pour lui. Ce n'était pas une simple image pour lui, c'était l'histoire", déclare le correspondant de guerre à Komsomolskaïa pravda Alexandre Kots, ami d'Andreï Stenine.
Il ne tenait pas en place
A Slaviansk, Andreï Stenine partageait une chambre avec Dmitri Stechine, un autre de ses amis et également correspondant de guerre à Komsomolskaïa pravda. Ce dernier a fait sortir Andreï d'une maison détruite où il prenait en photo un appartement - et où il ne restait plus que lui.
"Nous nous entendions très bien, même si on se parlait rarement, "sociopathes" que nous sommes. On partait en mission ensemble, on regardait des films et on écoutait de la musique. Ensuite j'ai dû partir, et je n'aurais jamais pensé que c'était la dernière fois que je le voyais. Je lui ai laissé un réchaud pour qu'il se fasse du thé. On voyait qu'il était triste de rester seul. Par la suite, je me suis longtemps demandé pourquoi il n'était pas parti avec nous. La guerre l'avait absorbé. Il s'y était accoutumé. C'est comme une overdose. Il avait peur de revenir dans la vie normale : il n'y aura pas cet entrain, cette adrénaline. Quand je suis revenu à Moscou on s'écrivait tous les jours. Il racontait des choses horribles, c'était évident que la situation était très difficile - le chaos total. C'était très difficile pour un journaliste de travailler là-bas. Mais il ne pouvait pas s'arrêter", raconte Dmitri Stechine.
En effet, Andreï Stenine ne tenait pas en place : avant Slaviansk il avait déjà photographié la situation en Syrie, dans la bande de Gaza, au référendum en Crimée, sur les barricades et dans les campements du Maïdan, en Egypte, en Libye, au Kirghizstan et en Turquie. Quand Andreï Stenine ne partait pas en mission de guerre, il couvrait des rassemblements non autorisés, des procès, des incidents et des émeutes.
Le correspondant photo spécial de l'agence Rossiya Segodnya Mikhaïl Voskressenski a déclaré qu'il avait de facto fait la connaissance d'Andreï Stenine durant sa dernière mission en Ukraine. D'après Voskressenski, Stenine se faisait immédiatement remarquer par son intransigeance pour les photos, il ne pouvait pas simplement "faire son temps" en faisant un travail standard (si le terme "standard" peut s'appliquer à la photographie de guerre), il visait toujours le maximum, voire au-delà.
"De retour de Slaviansk, il était littéralement pressé comme un citron, nous avons parlé plus d'une heure, je pense que c'était très inhabituel pour lui. Mais quelques jours après Andreï s'est peu à peu replongé dans le travail et les sujets ordinaires ne lui suffisaient plus, il fallait être à la pointe des actualités, là où en temps réel des maisons brûlaient et volaient en éclats. Finalement, il a rejoint le groupe des correspondants de guerre des forces d'autodéfense et faisait avec eux des sorties dans les endroits les plus dangereux", raconte Voskressenski.
1.000 photos et un texte
Andreï Stenine a commencé comme journaliste de presse : à partir de 2003, il travaillait au service "Société" du quotidien Rossiïskaïa gazeta, puis pendant quelques années pour Gazeta.ru. Il commencera à faire de la photo seulement en 2008 – il a alors quitté le département de la presse écrite très brusquement, en provoquant l'incompréhension et la stupeur de ses collègues et de la direction de l'époque. Andreï Stenine a d'abord travaillé comme photographe freelance pour ITAR-TASS, RIA Novosti, Kommersant, Reuters, Associated Press et l'Agence France Presse. En 2009, il devient correspondant photo chez RIA Novosti puis correspondant photo spécial à la Direction unifiée des informations photo de l'agence Rossiya Segodnya. Il a remporté à deux reprises le prix Caméra d'argent en 2010 et en 2013.
Il a écrit l'unique texte de toute sa carrière lors de son retour de Libye : "Comment nous avons combattu pour Ras Lanouf et une Libye libre". Son article était une sorte d'image, le regard d'un journaliste photo professionnel qui s'est retrouvé au centre des opérations.
"En 2011, j'ai lu sur le site de RIA Novosti un reportage parlant de la Libye. Ce reportage était très coloré et bien écrit, et j'ai été étonné en lisant le nom de l'auteur. Stenine est un photographe, m'étais-je dit", se souvient Alexandre Kots.
Dmitri Stechine se rappelle également de ce texte. " J'ai été impressionné par sa maîtrise littéraire et je lui ai demandé pourquoi il n'écrivait pas. Il a répondu vouloir écrire avec son âme, mais travailler avec un appareil photo", raconte Dmitri Stechine.
L'espoir, jusqu'au bout
Andreï Stenine a passé pratiquement trois mois dans la région de Donetsk. Il a photographié les conséquences des bombardements à Slaviansk, à Semenovka, Tcherevkovka, Nikolaevsk, Snejnoe, Marinovka : des maisons en feu et détruites, des hôpitaux, des magasins, des supermarchés, des églises, des habitants et des enfants touchés, les obsèques des victimes. Andreï Stenine a également suivi le quotidien des forces d'autodéfense : photographié des tranchées, des cuisines de campagne, le mariage d'un insurgé et un chaton des champs. Andreï Stenine a été l'un des premiers sur les lieux du crash du Boeing 777 malaisien, près de la ville de Chakhtersk, d'où il a envoyé des photos des débris de l'avion et des corps des victimes.
Les dernières photos d'Andreï Stenine ont été reçues par la rédaction le 5 août. On y voit des habitants de Chakhtersk se protégeant des bombardements d'artillerie dans un immeuble, les conséquences des pilonnages de la ville, la statue de Lénine abîmée par des éclats d'obus.
Le 7 août, l'agence Rossiya Segodnya annonçait qu'Andreï Stenine ne donnait plus de nouvelles. La dernière chose qu'on savait à son sujet est qu'il se rendait, en compagnie de deux correspondants de guerre des forces d'autodéfense "Corps d'information" à bord d'une Renault Logan bleue, dans les villes de Chakhtersk et de Snejnoe à l'est de Donetsk. Le 6 août, ils ont été aperçus au QG des forces d'autodéfense de Snejnoe, puis sont partis en direction de Dmitrovka près de la frontière russe. Au même moment, l'un des hommes qui accompagnait Stenine téléphonait à son épouse. Puis tous les trois n'ont plus donné de nouvelles - leurs téléphones étaient injoignables.
"Au même moment, la Garde nationale d'Ukraine a lancé une offensive dans cette zone. Elle a coupé Dmitrovka de Snejnoe et mis en place une zone renforcée à cet endroit. Jusqu'au dernier moment, on espérait qu'ils avaient réussi à arriver jusqu'à Dmitrovka et y restaient encerclés", confie Semen Pegov, correspondant de Lifenews et ami d'Andreï Stenine.
Cependant, mi-août, l'encerclement a été percé et la Garde nationale a reculé. On a alors appris que Stenine et ses collègues n'étaient pas arrivés à Dmitrovka. En revanche, une autre information a été rapportée : lors de son occupation d'une commune entre Snejnoe et Dmitrovka, la Garde nationale a tiré sur tous les véhicules qui passaient, craignant que des insurgés se fassent passer pour des civils et sortent de l'encerclement.
Des journalistes ont retrouvé une femme qui a réussi à survivre à ce massacre : elle sortait de Dmitrovka en voiture avec son mari et leur Lada a été attaquée. Le mari est mort sur le coup, la femme blessée a réussi à ramper près d'un kilomètre jusqu'au village de Peressyp, où les habitants l'ont soignée pendant une semaine.
"Le 20 août, nous avons retrouvé dans cette zone une quinzaine de voitures, dont une Renault Logan avec trois corps calcinés à l'intérieur. Il était impossible de les identifier sans analyse ADN : il restait seulement des cendres et des os brûlés", se souvient Semen Pegov.
Plusieurs indices laissaient penser qu'il s'agissait bien d'Andreï Stenine : l'heure et le lieu de la mort des passagers de la voiture, deux objectifs de caméra professionnels dans le coffre comme les photographes professionnels en emportent souvent. A proximité se trouvait une chemise italienne qui ressemblait à celles que portait Stenine. Les manches en étaient retroussées – les amis de Stenine se souviennent qu'il avait cette habitude.
Le tableau coïncidait avec la description d'un homme qui a pu être joint sur l'un des téléphones de Stenine mi-août. Ce dernier s'est présenté comme un militaire ukrainien revenu depuis quelques jours des alentours de Dmitrovka dans l'un des QG de l'opération antiterroriste (ATO) à Slaviansk. Il a cité l'endroit exact où le portable a été pris et a affirmé que son ancien propriétaire était mort. Enfin, l'expertise technique a montré que l'un des téléphones de Stenine se trouvait effectivement à Slaviansk.
"La voiture a été attaquée puis pillée – l'appareil photo, les portables et tous les objets de valeur ont disparu. Ensuite, elle a été sciemment incendiée ou alors elle a pris feu après avoir été percutée par un obus des lance-roquettes multiples Grad qui bombardaient cette zone", a déclaré à RIA Novosti Dmitri Toreev, chef du bureau d'enquête de la direction des affaires intérieures de Donetsk.
L'analyse ADN a confirmé le pire des scénarios. "L'attente d'un miracle... Cet état est si typique pour nous tous depuis l'enfance. Dans une situation difficile, puis dramatique avec Andreï Stenine dans le sud-est de l'Ukraine on voulait croire, espérer une issue positive. Mais le caractère imprévisible des réalités négatives de la vie a été plus fort que nos attentes...", déclare le correspondant photo spécial de l'agence Rossiya Segodnya Vladimir Viatkine.
"Comment était-il ? Un professionnel solide et fiable dans son domaine. Silencieux et discret dans le quotidien de l'agence. Resté incompris par certains d'entre nous. Il nous a quittés en restant un mystère. Quitté à tout jamais. En laissant derrière lui des photos inestimables des chroniques historiques du début du XXIe siècle, dont la signification sera déterminée par le temps. Ces photos sont la documentation des sévices d'un gouvernement scélérat et incapable contre son propre peuple, contre nos frères et nos sœurs, contre l'histoire générale, contre les souffrances et les victoires communes", a ajouté Vladimir Viatkine.
Le correspondant photo spécial de l'agence Rossiya Segodnya Evgueni Biatov continue à espérer au fond de lui qu'Andreï soit toujours en vie. "Je n'ai pas beaucoup communiqué avec lui. C'était surtout professionnel, quand il fallait transmettre quelque chose avant de partir en mission. Un jour nous avons couvert ensemble un rassemblement. Je suis allé en tête de la colonne et j'ai vu Andreï à côté en me retournant. On a échangé quelques phrases, j'ai regardé ailleurs et il avait disparu quand je me suis retourné à nouveau. J'ai regardé autour mais je n'ai pas réussi à le retrouver. C'est peut-être cette capacité qui lui permettait de faire ces photos que je regardais sans comprendre comment il arrivait à travailler dans ces conditions où on ne laissait pas travailler les autres, dans les endroits où on empêchait les autres d'aller, sans parler du danger de nombreuses situations", se souvient Evgueni Biatov.
Il ne vivait vraiment que sous les balles
"Il n'avait pas l'esprit pratique, obstiné, les rédacteurs photo avaient peur de lui. Il choisissait toujours ceux qui avaient de l'autorité sur lui selon ses propres principes. Il ne se querellait avec personne mais il insistait toujours sur ses propres cadrages, et prouvait systématiquement la justesse de son approche. Il était inutile de lui tenir tête, il n'avait absolument peur de personne. Il partait, réfléchissait et revenait avec pratiquement les mêmes exigences", explique Alexandre Chtol.
Selon le chef de la Direction unifiée des informations photo de Rossiya Segodnya, Andreï Stenine n'envoyait jamais beaucoup de clichés s'il ne voyait pas quelque chose de valable, quelque chose "à lui". "Parfois il en fallait plus et le rédacteur demandait à Andreï d'autres images, mais il répondait qu'il n'en avait plus", ajoute Alexandre Chtol.
Selon le correspondant photo spécial de l'agence Rossiya Segodnya Vladimir Astapkovitch, on dit des hommes comme Andreï qu'on peut partir les yeux fermés en reconnaissance avec eux. "C'est un homme avec lequel, dans une situation difficile, tu sais que tes arrières sont couverts. Je me souviens de l'un des premiers rassemblements non autorisés à Moscou comme si c'était hier. La foule, la police, tout le monde court quelque part et se bouscule. Tu cours avec eux. On te pousse et tu manques de tomber. Et tout d'un coup quelqu'un t'attrape par le bras et te remet sur pieds. Andreï. Et ensuite vous courez ensemble. Une brève pause, quelques phrases échangées et on reprend le travail", raconte Vladimir Astapkovitch.
"Il semblait qu'Andreï ne vivait vraiment que sous les balles, sous les tirs d'artillerie, à la guerre. Il semblait s'ennuyer ici, à Moscou, et à la moindre occasion il partait sur un point chaud de la planète pour en revenir avec des photos. Nous savions tous que si besoin, Stenine laisserait tout tomber pour partir où les rédacteurs l'envoyaient, de jour comme de nuit", se souvient Ekaterina Novikova, rédactrice en chef du service d'analyse et de production photo à l'agence Rossiya Segodnya.
Selon Natalia Seliverstova, chef du service de rédaction photo de l'édition opérationnelle, les hommes comme Andreï suscitent le respect : pour leur lucidité et leur sang-froid en toute circonstance, ce qui est crucial dans le travail d'un photographe. "Il faisait partie des rares à être prêt à risquer sa vie sur les points chauds du globe. Il était très facile et pratique de travailler avec lui, c'était un excellent ami et camarade", estime Natalia Seliverstova.
Evgueni Poddoubny, correspondant photo de guerre chez Rossia24, se souvient avoir vu un jour Stenine à Slaviansk – ils se sont tous les deux rendus à Semenovka et étaient ensemble dans une tranchée sous les tirs de l'armée ukrainienne. "Sa mort est une grande tragédie, jusqu'au bout je refusais de croire à son décès. Andreï était un homme et un reporter admirable. J'ai fait sa connaissance en Syrie il y a deux ans. J'ai toujours apprécié ses photos, je suivais son travail avec intérêt, même si je n'avais pas été moi-même dans les endroits qu'il photographiait", dit Evgueni Poddoubny.
"C'était un homme de réflexion, il ressentait très subtilement et comprenait non seulement la situation politique, mais également les émotions des gens. Cela l'aidait dans son travail. Je ne dirais pas qu'il était très sociable – nous le perdions constamment quelque part et jusqu'au bout, je croyais qu'on le retrouverait. Mais il était en même très gentil et convivial. On pouvait toujours compter sur lui", se souvient Alexandre Kots.
"L'objectif d'Andreï était toujours tourné là où tout le monde n'aurait pas le courage d'aller. Grâce à ses photos, les gens voyaient la vérité de la guerre. Et aujourd'hui on ne peut qu'être en deuil et témoigner de notre compassion envers ses proches. Tuer un journaliste revient à crever les yeux de la société", affirme Vitali Belooussov, correspondant photo spécial de Rossiya Segodnya.
"Les voyages dans une zone de conflit demandent toujours beaucoup d'effort et d'énergie mentale. Andreï en avait plus que suffisamment ces dernières années. Dans la photo de guerre le contact proche - et pratiquement personnel - avec les événements et les acteurs du conflit est crucial. Elle est impossible sans cela. Andreï s'est approché de la guerre aussi près que c'était possible. Regardez ses dernières photos, et peut-être qu'au-delà de la guerre vous verrez des choses dont vous vous souviendrez pour toujours", conclut Valeri Melnikov, correspondant photo spécial de Rossiya Segodnya.