Il est infiniment difficile de se prononcer sur la nature du conflit israélo-palestinien et plus particulièrement sur ses éventuels débouchés. Va-t-il dégénérer au-delà de son degré présent d’intensité ? Débouchera-t-il, prochainement, sur un semblant de trêve en attendant que la marmite refasse sauter le couvercle ?
Les racines essentiellement judéo-chrétiennes de l’Europe ne devraient pas être déterminantes dans l’analyse d’un conflit qui a pris naissance avec la création de l’Etat d’Israel. Heureusement que certaines figures politiques françaises sont encore capables d’objectivité, donc, de prise de recul. C’est le cas par exemple de Dominique de Villepin dont je ne peux m’empêcher de reprendre l’intervention : « D’un côté, Israël vit dans la peur et l’insécurité. De l’autre, les Palestiniens sont un peuple sans terre et sans espoir. Avec une disproportion dans la réaction israélienne que l’on observe pour le décompte macabre des victimes : près de 700 tués, en grande majorité civils, côté palestinien ; une trentaine de soldats côté israélien».
Comme disait Woland, personnification charismatique du diable dans « Maître et Marguerite », les faits sont la chose la plus obstinée du monde. Cette disproportion rigoureusement chiffrée, bien connue de la communauté internationale et pourtant, semble-t-il, insignifiante aux yeux de cette dernière qui n’en tire aucune conclusion vraiment cohérente, montre bien que nous avons affaire à un conflit insoluble du fait de la rigidité des politiques israélienne et américaine que même les discours assez conciliateurs d’influents intellectuels français d’origine juive tels qu’Alain Finkielkraut ou Elizabeth Lévy ne parviennent à raisonner. Il ne s’agit donc pas de privilégier un parti contre un autre mais bien de s’en tenir à la plus grande objectivité possible en égrenant des faits et rien que des faits.
L’expérience personnelle valant son pesant d’or, je me suis adressée aux lumières de Marion Sigaut, historienne et essayiste dont l’extraordinaire parcours personnel est reflété à travers « Les Deux Cœurs du monde » et « Du Kibboutz à l’Intifada » qu’elle a publié en 1991.
La Voix de la Russie. Dans un récent article publié sur le réseau Voltaire, André Chamy a évoqué la « fin inéluctable du régime d’apartheid » imposé par Israël. Est-ce que vous partagez son optimisme ?
Marion Sigaut. Alors je ne sais pas si on peut appeler ça de l’optimisme, parce qu’on ne sait pas quelle forme va prendre cette abolition de « l’apartheid ». J’ai lu cet article. Je suis d’accord avec lui sur les conclusions qu’il tire, de là à dire qu’il faille être optimiste, je ne sais pas. J’ai visité l’Afrique du Sud en son temps, j’ai vu qu’il avait fallu, pour que les uns ne se jettent pas sur les autres, toute l’intelligence et la conviction politique de Nelson Mandela, je ne vois pas bien quelle grande figure empêchera au moment de l’abolition de ce système que les uns se ruent sur les autres. Mais il me semble à peu près évident qu’effectivement le système actuel de séparation entre les Juifs et les Arabes qui n’est pas exactement un apartheid (soyons clairs là-dessus, l’apartheid c’est quelque chose de très spécifique qui ne s’applique pas en tant que tel en Israël)… Mais la chute de l’un préfigure en effet la chute de l’autre. C’est-à-dire que ce système dans lequel les juifs ont certains droits et les non-juifs ont d’autres droits me semble à moyen-terme, pour ne pas dire à court-terme, effectivement condamné. Je ne vois pas Israël continuer comme ça pendant très longtemps. On sent les signes que c’est bientôt la fin. Pour être optimiste dans cette perspective-là, il faudrait imaginer que ça ne se passe pas dans un bain de sang, mais cela, rien ne le garantit.
LVdlR. Les origines du Hamas ont engendré tout un foisonnement de spéculations les unes parfois plus exotiques que les autres. Entre autres certaines consistent à dire qu’il s’agirait d’une création d’Israël, ça va même jusque là. Comment expliquer une telle vague d’hypothèses autour d’un mouvement qui semble toujours avoir symbolisé, en tout cas dans l’esprit des Palestiniens, un mouvement de résistance nationale.
Marion Sigaut. Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’ils ont toujours reflété la résistance palestinienne. Il fut un temps où c’était l’OLP qui symbolisait cette résistance et ce temps n’est pas si lointain. Moi, je me souviens très bien d’avoir vu basculer le nationalisme palestinien laïc en diabolisation de la résistance islamiste. Et il est de fait qu’à la fin des années 1990, ce sont les israéliens qui ont fait entrer à Gaza le Cheikh Yassine qui est un vieux monsieur à la fois aveugle et paralytique mais qui était une figure très importante de la résistance islamique. Ce sont bel et bien les israéliens qui l’ont fait rentrer, je crois que c’était en 1997. Il était en Jordanie, il a été, je crois, échangé contre des prisonniers israéliens et il est entré à Gaza et c’est là qu’il a réorganisé le Hamas donc ce n’est pas complètement faux de dire ça. D’autre part, je vous le dis, la résistance palestinienne a été pendant très longtemps symbolisée par Yasser Arafat qui à ma connaissance était musulman mais pas du tout islamiste. Je n’ai pas connu personnellement Yasser Arafat mais j’ai connu personnellement son frère le Docteur Fathi Arafat qui est d’ailleurs mort à peu près en même temps que son frère, à 15 jours près. Lui m’a très bien expliqué, m’a dit personnellement, que leurs propos avaient toujours été rigoureusement laïcs, nationalistes et qu’ils défendaient la nation palestinienne et pas du tout l’islam. Donc ce n’est pas complètement faux de dire que le Hamas a été, non pas une création d’Israël, il ne faut pas dire ça, mais disons que la prise d’importance du Hamas a été un calcul fait par les Israéliens pour vraisemblablement jouer le choc des civilisations entre les musulmans et les autres. Quand c’était le nationalisme, la diabolisation était aussi grave, aussi importante, mais elle ne portait pas sur la même chose.
LVdlR. Jusqu’à présent on a surtout parlé de Gaza, sans pour autant s’interroger sur le statut des 1 600 000 arabes qui sont citoyens d’Israël. Vous qui connaissez merveilleusement bien la région pour y avoir été non seulement à moultes reprises mais pour avoir également vécu dans un kibboutz dans les années 1970, comment auriez-vous caractérisé la position, le statut des Arabes ? Comment ces gens sont-ils traités ?
Marion Sigaut. Ils sont traités de la manière suivante : ils sont citoyens israéliens parce qu’au moment du cessez-le-feu en 1949 l’Etat d’Israël – quand la guerre s’est arrêtée parce que les accords de Rhodes ont été signés et qu’a été instauré le cessez-le-feu entre Israël, l’Etat tout nouvellement créé en 1948, et ses voisins arabes – il restait à peu près 250 000 arabes en Israël. Donc ces gens-là, qui sont ceux qui n’ont pas été chassés, qui n’ont pas pris la route de l’exil, sont devenus citoyens israéliens. Ils sont devenus citoyens israéliens avec une caractéristique qui est quand même très importante, c’est que sur leur carte d’identité, dans la case « nationalité », il n’y a pas marqué « Juif », il y a marqué « Arabe ». Ca fait toute la différence. J’ai rencontré ces Arabes israéliens il y a fort longtemps. J’ai appris à connaître leurs espoirs, leurs désespoirs et leur situation : c’est absolument indigne. Quand vous êtes citoyen arabe d’un pays qui est juif et que vous n’êtes définitivement pas juif, vous avez des discriminations à l’embauche, des discriminations à l’université, des discriminations à la construction, vous n’obtenez pas de permis de construire pour votre maison. J’ai vu, et c’est d’ailleurs l’objet de mon livre qui s’appelle Du kibboutz à l’Intifada, comment sont traités les arabes israéliens. Ils sont traités comme des indésirables dans leurs propres maisons. Leurs villes n’ont pas d’égouts, n’ont pas de routes, c’est insensé ! Alors ils ont des députés mais ça c’est pour la galerie, regardez ! Récemment, un député arabe israélien a été jeté hors de la Knesset parce qu’il avait dit quelque chose qui déplaisait au président. Je pense que la représentation officielle des arabes israéliens est un leurre… Ce n’est pas un leurre, c’est une marionnette qu’on agite pour vous dire : « Regardez, ces gens-là font ce qu’ils veulent. » Ils ne font absolument pas ce qu’ils veulent. On leur a tout pris : on leur a pris leurs terres, ils sont discriminés de façon absolument indigne. Ils m’ont dit eux-mêmes : « Nous sommes étrangers à la maison, nous sommes étrangers chez nous. »
Beaucoup d’Israéliens les représentent ou les imaginent comme « l’ennemi de l’intérieur ». A priori ils n’ont pas envie d’être ennemis de l’intérieur mais on fait tout pour qu’ils le deviennent. Donc le problème posé par les Arabes israéliens c’est que beaucoup d’Israéliens – je ne généralise pas, j’en connais qui ont des raisonnements beaucoup plus sains –, en l’occurrence ceux qui prennent la parole, disent qu’ils ne veulent pas d’Arabes en Israël.
S’ils ne veulent pas d’Arabes en Israël, qu’est-ce qu’on va faire en imaginant qu’on crée un Etat palestinien – ce qui me semble non viable mais imaginons – en Cisjordanie. Qu’est-ce qu’on fait avec 1,6 million d’arabes israéliens qui sont sur la terre d’Israël, on les chasse ? Ce n’est même pas la peine de l’envisager, ils ne partiront pas. Ils ne partiront pas, ils se battront jusqu’à la mort, ils ne partiront pas.
Donc, toute solution au conflit dit « israélo-palestinien » qui implique la création de deux Etats, c’est-à-dire un juif et un arabe, a une épine dans le pied qui est les 1,6 million d’arabes qui sont dans l’Etat juif . Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le système dont vous parliez tout à l’heure, cette perspective d’abolition de ce système de séparation, me semble effectivement inéluctable parce qu’à l’heure actuelle, si vous prenez l’ensemble du territoire qui est sous la domination d’Israël, il y a plus d’Arabes que de Juifs. En tout cas il y en a plus à la naissance. Je ne connais pas les chiffres tout à fait exacts, mais il naît plus d’Arabes que de Juifs, c’est clair. Donc il n’y a pas de solution pacifique, je dis bien, qui inclue deux Etats. Donc, ça sera un grand Etat, non pas israélo-palestinien mais judéo-christiano-musulman, qui donnera les mêmes droits à tous. Alors à quel prix, à quelles conditions ? Je ne sais pas. Mais ça me semble à peu près inéluctable »