La boîte de Pandore a été ouverte, le djinn est sorti. Il s’appelle (dès lors) Ibrahîm et il a appelé, dimanche dernier, au jihâd mineur, celui-là même qui est dirigé vers l’extérieur, contre les « mécréants ». Loin d’être un vœu pieux ou une suggestion, il s’agit d’une stricte obligation pour les 1.300.000.000 musulmans du monde.
Devait-on s’y attendre ? Sans doute. Après tout, la destruction de Bagdad par les démocrates otaniens, les répressions accrues contre les régimes baasistes irakien et syrien ainsi que l’instrumentalisation des pires extrêmes a conduit à l’avènement d’un Califat revanchiste dont les inspirateurs échappent à tout contrôle. Historiquement, dans la conception sunnite, le Jihâd ne pouvait être proclamé que par le Calife. Or, le Califat a cessé son existence en 1924. Maintenant qu’il vient de renaître, il n’y aurait plus aucun obstacle à la reconquista islamiste, cela au détriment d’une grande majorité de musulmans non moins visés que les juifs ou les chrétiens.
Bassam Tahhan a plus d’une corde à son arc. Islamologue de renom et géopolitologue, il nous a livré un commentaire détaillé du premier discours d’Ibrahîm. Je soumets à votre attention la première partie de son intervention.
La Voix de la Russie. « L’avènement d’un nouveau califat a été proclamé dimanche dernier, presque 100 ans après sa disparition. Après avoir écouté le discours du calife, en arabe, pourriez-vous s’il vous plaît nous en faire un commentaire ?
Bassam Tahhan: Je vais tenter de faire une approche sémiologique de la vidéo, des images, de la présentation, de la mise en scène, ainsi que du texte prononcée par Abou Bakr al-Baghdadi qui est maintenant Ibrahim, le calife du milliard trois cent millions de musulmans du monde entier. D’abord, il y a une société de production qui emprunte à un autre nom du Coran, son appellation. C’est la société du Furkane étant un autre nom du Coran cité dans le Coran. Ce nom -là a la vertu d’ajouter à la récitation un sens second visant séparer le faux du vrai. Ainsi, rien que le choix du terme Furkane donne une certaine tonalité à ce qui va suivre dans cette vidéo. Sauf qu’évidemment, la date est en Hégire, c’est-à-dire le 6 Ramadan 1435, l’année de l’Hégire des musulmans aujourd’hui. Ainsi remarque-t-on dans ce discours un axe central n’échappant à personne parce qu’il se réitère plus d’une fois. Le calife Ibrahim parle de guerre sainte, de Djihad. Et pour lui, justement, cette Guerre Sainte est un devoir. Et c’est carrément un péché si les gens ne répondent pas à cette Guerre Sainte. Il parle même du souk de la guerre sainte, souk al Djihad, et c’est truffé de citations coraniques à propos de la guerre sainte et des hadits du Prophète concernant également la Guerre Sainte. Parallèlement, un autre axe apparait qui est celui du salafisme. Le hadith du Prophète qui est cité est attribué à Abou Hourayra. C’est un compagnon du Prophète, très contesté chez beaucoup de musulmans et sunnites, et, notamment, chiites, pour avoir abusé, c’est-à-dire rapporté beaucoup de choses que le Prophète n’a pas dites. Selon le hadith rapporté par Abou Hourayra, toute innovation est une perdition, et toute perdition mérite l’enfer. C’est le hadith sur lequel se fonde dans toute son intégralité la doctrine salafiste, c'est-à-dire le refus de toute innovation en matière religieuse.
Un troisième point crucial est à mentionner : c’est l’application de la charia de Dieu et l’établissement de sanctions sérieuses et sévères. Voilà les trois thèmes structurant ce premier discours. Il faut y ajouter une citation du premier calife de l’islam, Abou Bakr, qui a dit ceci: « Si vous voyez que je suis sur la bonne voie, encouragez-moi .Si vous voyez que je m’en écarte, redressez-moi ». Rien que citer le premier calife de l’islam, c’est faire un clin d’œil à tous les sunnites ultra-orthodoxes qui s’opposent aux chiites parce que dès le départ, comme vous le savez, il y avait des partisans d’Ali, le gendre du Prophète, mais le gendre du Prophète sera nommé le quatrième calife. Le premier va être le beau-père du Prophète, Abou Bakr. Ainsi n’est-ce pas gratuit si ce calife avait pour pseudonyme ou nom activiste, Abou Bakr. Cela revient à insister sur le caractère sunnite de sa mission, s’opposant explicitement aux chiites. Maintenant, dans l’aspect vestimentaire, il s’est habillé de noir avec un turban noir, alors que d’habitude, chez les sunnites, il est blanc. Il est noué à la manière sunnite mais en noir ce qui vise, en l’occurrence, à faire concurrence aux chiites descendants du Prophète qui portent, justement, un turban noir. Et dans la généalogie de ce nouveau calife, telle qu’il la présente ainsi que ses adeptes, il dit qu’il est de la tribu du Prophète, c'est-à-dire de la tribu de Quraychites. Donc, il flirte un peu avec cela en prenant des accents et des attitudes de Nasrallah, alors qu’il est bien loin d’incarner le charisme qu’à Sayyed Hassan Nasrallah, leader du Hezbollah au Sud-Liban. Voilà donc le contenu. L’arabe est d’une facture quasi-parfaite, l’articulation est digne du plus grand des prédicateurs des grandes mosquées, mais j’ai aussi pu remarquer qu’au début, en récitant la Fatiha, il y a eu un lapsus que personne n’a relevé. Au lieu de dire dans la Fatiha en s’adressant à Dieu : «C’est toi que nous adorons, c’est à toi que nous demandons de l’aide »,il a dit« C’est toi que nous adorons, c’est à toi que je demande de l’aide ». Le «nous» a été remplacé par un «je» ce qui, pour un musulmans traditionnel et traditionnaliste, c’est énorme, on ne peut pas toucher au Coran ! Il est probable que ce lapsus investisse le calife en tant qu’individu. Mais comme je suis spécialiste des variantes du Coran, il y en a une effectivement qui remplace le nous de la première personne du pluriel par le je de la première personne du singulier. Mais c’est une lecture non-canonique. Lui n’a pas appliqué ça aux deux verbes, donc cela revient à dire que c’est un lapsus pour l’aide, et non pour l’adoration.
Ces détails sont très importants. Vu que ces gens-là coupent les têtes, pratiquent la lapidation, la crucifixion, sont plus royalistes que le roi, ultra-fanatiques et orthodoxes, il est difficile de prendre des libertés avec la parole de Dieu. Cependant, dans cette mosquée, lui qui est contre l’innovation en religion, qui interdit l’usage de l’air conditionné à Mossoul, accepte un ventilateur japonais derrière lui et porte un superbe Rolex.
La proclamation d’un calife peut provoquer d’autres auto-proclamations de chefs religieux. C’est courant dans l’histoire musulmane. Pour l’instant, le roi du Maroc n’est pas calife mais commandeur des croyants de son peuple (ce qui est important car ceci est l’autre titre du calife). Et c’est là qu’on voit l’importance et du discours, et de cette auto-proclamation. Ce bonhomme de calife veut lancer un défi contre tous les chefs religieux, les chefs d’Etat et les rois. D’ailleurs, au début de sa Khutba, son sermon du vendredi, il dit ne pas proposer comme chefs, rois et princes une ambiance de bien-être aux musulmans mais bien une application rigoureuse de la Charia. On voit donc bien la percée de ce rigorisme belliqueux. Il le résume dans une formule : «Tout le message est un Livre qui montre le chemin, et un sabre qui donne la victoire». Donc, il est clair que c’est un appel à la guerre et à une révolte dépassant de loin l’Irak, la Syrie. C’est un appel à la totalité du monde musulman.
La VdlR. Croyez-vous que l’Europe soit menacée dans ses frontières ?
Bassam Tahhan. Sûrement. Simplifions les choses. Il y a dans le monde, actuellement, 1.300.000.000 de musulmans. Ceci dit, admettons qu’il y ait 0,5 % de gens à qui ce discours peut parler. Si on fait le calcul, on n’est pas loin de 5-6 millions de personnes dispatchées au quatre coins du monde. Il pourrait s’agir d’un Indonésien, d’un Malaisien, d’un Américain, d’un Français, de n’importe qui, en somme, trouvant des affinités avec ces accents rigoristes et belliqueux caractérisant le discours de ce calife. Il insiste sur la piété et l’obéissance pour arriver à la victoire et à la reconquête. C’est une véritable reconquista qu’il prêche ».