Souvenez-vous de vos gestes ? Vous dépliez et vous repliez ces pages qui sentent le neuf – la colle, le papier… vous reproduisez les gestes presque sauvages pour essayer de décortiquer l’essence même de cet objet si étranger… si familier pourtant.
L’impression que donnent les livres-objets de Serge Chamchinov c’est comme s’il n’a jamais cessé de jouer, comme s’il n’a jamais abandonné cet approche enfantin au livre. Il plie et il déplie. Il retourne. Mais non seulement le livre en tel que tel. Maintenant, qu’il est devenu grand, il plie et déplie, il tourne et retourne les phrases des grands auteurs, des poètes et des philosophes. Il passe à travers. Il soude des chaines. Il découpe et il recolle. Il crée… un livre d’artiste.
Et Blaise Pascal dans tout cela ? Est-ce que ce monument de la philosophie française, cette pierre sur laquelle repose toute la stabilité de la société, se prête aux transformations ludiques proposées par Serge Chamchinov. Nous avons posé la question directement à l’artiste.
La Voix de la Russie. Quelle est la relation entre l’œuvre et la philosophie de Blaise Pascal et votre travail d’artiste ? Comment vous êtes arrive à cette idée de créer des livres d’auteur et quelle est leur relation avec Blaise Pascal ?
Serge Chamchinov. J’aime la littérature, la lecture, les livres. A un moment donne je me suis plonge dans la lecture de Blaise Pascal. Pour composer ce livre, j’ai sélectionné quelques passages, les plus courts parmi les notes de Blaise Pascal, les fragments, les phrases. Je citerai : « Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort » J’ai mis en page ces phrases et je les ai mis dans le livre en forme de gravure.
LVdlR. On a l’habitude de croire que le livre existe pour présenter une information, pour accumuler cette information… Chez vous, le mot, la phrase, la pensée devient un objet, vous la traduisaient dans le domaine de l’art. Ça devient un objet de l’art.
Serge Chamchinov. Pour moi le texte devient presque un tableau. Je considère la page comme un support ou je peux m’exprimer avec mes dessins, avec mes textes parfois, ou avec des textes qui m’intéressent pendant une lecture et que j’emprunte à d’autres auteurs.
Je considérais Blaise Pascal pour la poésie de ces phrases. La phrase qui m’a passionne : « Les rivières sont les chemins qui marchent, et qui portent où l’on veut aller » Elle m’a rappelé un des poèmes les plus célèbres de la littérature française du XIXème siècle, c’est « Le Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud. A la fin du deuxième quatrain vous avez : « Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais. » C’est un lien tout à fait poétique que j’ai trouvé chez Pascal, cela m’inspirait de faire un livre avec ce texte et j’ai mis en place ces phrase d’une manière visuelle.
Le livre sur Pascal comporte un dossier de sept feuilles plies. Le tirage du livre est de 25 exemplaires. Chaque feuille c’est une gravure ou les textes sont mises en forme de calligramme. Cela devient un « texte figuré ».
LVdlR. Est-ce la nature de la région que vous habitez influence votre œuvre ? Ou cela reste le travail du laboratoire ?
Serge Chamchinov. La Normandie attire l’attention de beaucoup d’artistes. Mon travail est un travail du laboratoire, je peux rester dans la maison sans sortir et avoir beaucoup de sujets. Mais ce qui est autour de moi, la mer, par exemple, m’inspire beaucoup. La Manche - c’est très sauvage…
LVdlR. Les impressionnistes y sont venus beaucoup, les russes aussi… Le physicien Ernest Rutherford a dit à son élevé qui racontait toute sa journée qu’il a passé à travailler : « Mais quand est-ce que tu réfléchis ? »
De quoi est composée votre journée ? Contemplation ? Réflexion ? Ou vous restez en permanence sur l’œuvre ?
Serge Chamchinov. Il n’y a pas de l’heure précise pour réfléchir. La réflexion est toujours présente tout le long de la journée, mais c’est la réflexion pendant le travail. Je travaille 12 ou 14 heures par jour, et je peux réfléchir a d’autres projets tout en travaillant.
LVdlR. Donc, c’est la réflexion tissée a la création… Vous faites un tirage de 25 livre, qu’est-ce qu’elles deviennent ? On ne peut pas accrocher un livre au mur… Comment ceux qui se les procurent, communiquent avec cet œuvre ?
Serge Chamchinov. Les livres que je fais, par exemple, celui sur Blaise Pascal, c’est un tout petit tirage… Le livre est compose de double-feuilles qui ne sont pas reliées. Cela représente un objet visuel, on peut l’accrocher sur le mur comme un tableau. C’est pour cela j’ai dit que pour moi la page du livre c’est presque un tableau.
Il y a une autre cote de l’utilisation de ce livre : c’est bien entendu, la lecture. Une VRAI lecture. Parce que la manière dont j’ai code les textes sur la page, oblige le lecteur de déchiffrer les mots, d’entrer très profondément dans la pensée, dans chaque phrase. Il n’y a pas beaucoup de phrases de Blaise Pascal dans mon livre. Mais c’est le processus de lecture qui m’intéresse.
Mes livres font partie de certaines collections de fonds publiques des bibliothèques en France. Bien sûr, ce sont des fonds spécialisés, qui collectionnent des livres d’artiste. La Bibliothèque Nationale avec le Cabinet d’Estampes. La Bibliothèque de Clermont-Ferrand qui est liée à Blaise Pascal. La Bibliothèque de Caen. Pour la dernière j’ai imprimé quelques gravures sur place lors du Salon du Livre à Caen.
Mes livres restent objets uniques, même si on parle du « tirage » J’ai choisi 15 phrases, mais dans chaque exemplaire il y a seulement 5 phrases. D’un exemplaire a un autre, il y des répétitions des phrases. Chaque exemplaire est unique.
LVdlR. Sur quel projet vous travaillez actuellement ?
Serge Chamchinov. C’est un projet qui concerna la revue critique du livre d’artiste. C’est la revue que je fais deux fois par an, elle s’appelle « Ligature » J’ai fait déjà cinq numéros. Et je travaille sur le numéro spécial de cette année, il est destiné à Vassili Kandinsky, le rapport entre son œuvre théorique, ses pensées, ses écrits, ses dessins avec la problématique du livre d’artiste.
LVdlR. J’ai l’impression, quand je regarde les œuvres de Serge Chamchinov, que son passé d’ingénieur chimiste ne l’a pas totalement déserté. Il cherche toujours à déchiffrer la composition de la matière qui nous entoure. Que ça soit dans la philosophie, dans l’art, dans les objets… dans les livres… Et même si ce n’est pas la pierre philosophale qu’il cherche à synthétiser, mais, au moins, de repérer les mailles qui forment la base de toute structure du cristal de la connaissance.