Union eurasiatique : un nouvel échelon dans l’ascension de la Russie. Analyse de Pascal Mas

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La Russie a préparé une nouvelle grosse misère : elle entend former, dès le 1 janvier 2015, une Union eurasiatique (UEA) englobant le Belarus et le Kazakhstan.

Et c’est parti pour de bon : on voit couler des litres d’encre aux quatre coins du mainstream médiatique occidental, le scepticisme d’hier quant à l’intégration que suppose cette union dissipé, on relève ici et là quelques petites notes d’inquiétude.

Certains évoquent la disharmonie intrinsèque de l’UEA en considérant que les Etats signataires n’ont pas du tout le même poids sur l’échiquier eurasiatique et que Minsk subirait sans doute des pressions accrues de la part de Moscou. Et le centre de gravité européen qui en fait est allemand ? Idem pour la zone euro, facteur de déséquilibre, avec un euro allemand bien plus fort mais que Berlin ne dévaluera jamais.

Un autre argument consiste à expliquer l’émergence de l’UEA par un sentiment de nostalgie vis-à-vis de l’ouverture interne des frontières de l’URSS, sentiment se superposant à une impression d’isolement. Ainsi, ce serait entre autres ce type de nostalgie qui aurait déterminé deux tendances complémentaires : celle, europhile, de l’Ukraine (tout comme de la Moldavie), et celle, eurasiatique des trois autres acteurs de l’Union. Cette version semble pour le peu réductrice, sinon fantaisiste. On n’orchestre pas des Maïdan pour ne plus avoir à se procurer des visas ! On ne construit pas des Unions avant tout économiques pour ouvrir des frontières ouvertes : pas de régime de visas entre les pays concernés !

On voit donc que le peu d’explications communément déployées pour expliquer la formation de l’UEA se réduisent à de fausses hypothèses. En revanche, on pourrait mentionner, outre la facette économique traditionnellement mise en relief, le fond idéologique de cette Union qui s’appuie avant tout sur le facteur de stabilité. Le monde étant en passe de se multipolariser, il n’est pas étonnant que des axes plus ou moins régionaux s’associent aux pôles majeurs. L’Union eurasiatique qui d’ailleurs a certainement vocation à s’agrandir vient de cette façon-là s’associer aux BRICS, fort prometteurs économiquement, leur PIB étant pour le moment égal à celui de l’UE en attendant de le dépasser, selon les estimations de Goldman Sachs, d’ici 2032.

De ce point de vue, le modèle eurasiatique en gestation viserait plutôt à résorber certaines conséquences de l’éclatement de l’URSS qui ont fait que la Géorgie de Chevardnadze, l’Ukraine de Koutchma et de Ianoukovitch, le Kirghizstan d’Akaïev sont tombés dans le piège de leur versatilité. Tous étaient déchirés entre leur loyalisme envers l’Occident et leur attachement historique et politique à la Russie, une contradiction à chaque fois récupérée et instrumentalisée par Washington. L’UEA permettrait de consolider des liens étatiques souvent contrariés par les révolutions dites de couleur et de sécuriser davantage encore les frontières d’un espace postsoviétique dont les USA entendent faire leur zone d’influence privilégiée en resserrant notamment l’anneau otanien.

Cette entrée en matière opérée, je donne la parole à M. Pascal Mas, conseiller du Représentant du Tatarstan en France.

La Voix de la Russie. « M. Mas, est-ce que vous pourriez vous présenter SVP ?

Pascal Mas. Je suis le conseiller-assistant du Représentant de la République du Tatarstan en France, le Tatarstan étant la seule région de Russie qui dispose d’une Représentation indépendante du réseau traditionnel commercial et diplomatique de la Fédération de Russie. Cela fait dix ans que je travaille pour le Tatarstan et cela fait trente-trois ans que je suis en relation avec la Russie que j’ai découverte en 1979, à l’époque où le chef d’Etat s’appelait Brejnev. La Russie de cette époque n’a pratiquement plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui.

La VdlR. La Russie, le Kazakhstan et le Belarus ont signé un accord de coopération économique qui entrera en vigueur en janvier 2015. Outre le fait qu’il s’agisse d’une alliance économique, on peut s’interroger, précise Michal Lambert, spécialiste en Relations internationales, sur l’éventuelle création d’un « gouvernement supranational, d’une monnaie unique et d’une armée commune, qui ne sont pas sans rappeler l’Union européenne ». Peut-on dire, en effet, que l’UEA s’inspire du modèle de base de l’UE ?

Pascal Mas. Je souscris totalement à cette conclusion de M. Lambert dans la mesure où cette Union ressemble de manière copier-coller aux prémisses de ce qui est devenu l’UE cette dernière ayant commencé par la Communauté économique du charbon et de l’acier entre la France et l’Allemagne avant de se développer. De deux partenaires, on est passé à six, puis à neuf, enfin aux 28 Etats membres de l’UE actuelle. En ce qui concerne une armée commune et une monnaie commune, même s’il est question d’un projet, il me semble audacieux d’en parler à l’heure qu’il est. Bien qu’il y ait des relations très fortes entre la Russie, le Belarus et le Kazakhstan, je ne suis pas convaincu que l’accord d’Astana de mai dernier soit la base d’une telle Union. Toutefois, je crois aussi que l’Union Eurasiatique qui devait être constituée à quatre à l’origine l’Ukraine ayant fait partie du projet de base qu’avait soutenu le Président Poutine a vocation à se développer. Comme il est question d’Eurasie, l’intégration de Républiques telles que l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, etc. est tout à fait concevable. Pourquoi pas aussi, du fait de la coopération économique qui est en train de se renforcer entre la Russie et les pays d’Asie comme l’Inde, la Chine, l’Indonésie et le Vietnam, penser à une communauté d’intérêts et d’harmonisation des lois commerciales et douanières entre plusieurs autres pays ? Je pense que l’accord d’Astana n’est que le début d’une grande aventure.

La VdlR. Le Belarus est l’un des membres de cette Union. Pourtant, on voit un Loukachenko assez girouette qui d’un côté soutient l’Ukraine de Porochenko en lui souhaitant de récupérer la Crimée dans les plus brefs délais, de l’autre, un Loukachenko favorable à une alliance avec la Russie. Cette ambigüité, ne va-t-elle pas jouer un mauvais tour à l’UEA ? Ou au contraire, pourra-t-elle « calmer » les soubresauts du Belarus ?

Pascal Mas. Le Belarus est un pays complètement enclavé par des pays qui font partie de l’UE et de l’OTAN. Mais il est aussi voisin d’un pays comme l’Ukraine qui manifestement a choisi une option plus occidentale et de la grande Russie dont le Belarus dépend beaucoup sur le plan de ses ressources et de ses richesses. Il est donc évident que le Président Loukachenko se trouve dans une situation très difficile puisqu’il est tiraillé entre les intérêts de ses voisins qui sont bien souvent contradictoires, que ce soit le cas de la Pologne ou celui des Pays Baltes. Il lui est très difficile de maintenir l’intégrité du territoire sans devoir donner des gages aux uns comme aux autres. Je pense donc que le Belarus a toute sa place dans l’Union Eurasiatique. C’est d’ailleurs Minsk qui avait été choisie comme capitale de la CEI, ce n’est pas Moscou. Je pense donc que le Belarus peut jouer un rôle important. C’est un pays qui ne bénéficie pas de ressources pétrolières ou d’industries lourdes mais qui néanmoins a des ressources. Je pense enfin qu’il ne faut pas négliger l’intérêt du Belarus d’être le ciment édificateur de cette Union eurasiatique. Quant à la personnalité du Président Loukachenko, cette problématique relève d’un autre débat.

La VdlR. Peut-on dire que l’UEA sera un concurrent économique pour l’UE ? Certains experts et journalistes dissimulent mal leur inquiétude présumant manifestement que l’UE serait mis à mal par cette nouvelle Union. Ont-ils raison de s’inquiéter ?

Pascal Mas. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Ceux qui s’inquiètent sont des ignorants. Comme j’ai l’habitude de le souligner lors de mes interventions dans différents colloques, l’aigle russe a deux têtes. L’un qui est tourné vers l’Est, l’autre vers l’Ouest. Cette considération sous-entend déjà le fait que la Russie est un pays transcontinental. A mon sens, la création de l’UEA résulte d’une évidence. Maintenant, concernant les inquiétudes de l’Europe, elle n’a qu’à renoncer à ses sanctions, à arrêter de traiter la Russie comme si c’était un petit Etat misérable ! Il faut se rendre à l’évidence : il y a en ce moment une sorte de joute pour considérer que la Russie est un Etat subalterne avec une arrogance qui est tout à fait détestable de la part des USA et de l’UE en tant qu’entité administrative car je parle ici de Bruxelles et non pas des Etats qui en font partie. Il est donc parfaitement envisageable que les Présidents Poutine, Nazarbaïev et Loukachenko, en unissant leurs compétences et leurs forces, puissent créer un pôle économique d’une grande ampleur comme le fut au tout début la Communauté économique européenne et comme le sont d’autres alliances de différentes parties du monde. Je pense au Mercosur dans l’Amérique du Sud ou à l’ASEAN pour l’Asie du Sud-Est. Je ne vois pas pourquoi on devrait considérer que l’UEA est une menace. Je ne la vois pas ».

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