La France respecte la Russie pour la défense des valeurs traditionnelles

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Dmitri Bovykine, professeur à la faculté d'histoire de l’université Lomonossov de Moscou (MGU), raconte au site internet Russie pour tous quelles règles de politesse les Russes ont repris aux Français

Dmitri Bovykine, professeur à la faculté d'histoire de l’université Lomonossov de Moscou (MGU), raconte au site internet Russie pour tous quelles règles de politesse les Russes ont repris aux Français, quelles sont les différences de mentalité entre ces deux peuples, pourquoi les Français respectent les Russes et quels exemples ils pourraient se donner mutuellement.

Quelle impression les Russes et la Russie ont-ils fait sur les Français venus pour la première fois dans notre pays? Y a-t-il des sources littéraires reflétant ces sentiments?

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Dmitri Bovykine

Il est très difficile de dire quand les premiers Français sont arrivés sur le sol russe. Les historiens russes apprécient de rappeler que l'épouse d'Henry Ier, au XIe siècle, était une fille de Iaroslav le Sage. C'est vrai. Cependant, la France a été si éloignée de la Russie, et les deux pays avaient si peu de liens géopolitiques, qu'il est difficile d'affirmer quoi que ce soit jusqu'au XVIe siècle. On considère le livre de Jean Sauvage, qui est arrivé en 1586 à Arkhangelsk par la mer Blanche, comme le premier récit écrit relatant la visite d'un Français en Russie. Les premières tentatives des Français de rédiger un dictionnaire "franco-moscovite", la signature d'un traité commercial entre Fedor Ier et le roi de France, ainsi que l'échange d'ambassadeurs datent également de la fin du XVIe siècle. Les relations diplomatiques régulières entre la France et la Russie s'établissent relativement tard, seulement au XVIIIe siècle. A cette époque les récits écrits des Français sur leurs voyages en Russie deviennent également plus fréquents.

En d'autres termes des sources existent, bien sûr, et elles sont nombreuses. Elles comportent également beaucoup de points communs. Les Français sentaient qu'ils arrivaient dans un pays étonnant, exotique et indéniablement barbare. Cette appréciation ne témoigne pas tant de l'état réel des choses en Russie que de l'habitude des Français à prendre leur pays et leur niveau de "civilisation" pour point de repère. D'ailleurs, en lisant les notes du dramaturge russe Denis Fonvizine, on remarque que les Français étaient loin d'être les seuls à avoir ce défaut. Ils étaient choqués par le maintien du despotisme et de l'esclavage en Russie, déjà éradiqués dans les pays "civilisés". Ils étaient impressionnés par l'absence de tentatives de rendre la vie en ville plus sûre, l'impuissance face aux incendies. Ils étaient stupéfaits par la pauvreté, l'alcoolisme, le mauvais état des routes et des hôtels en bord de route. Au XVIIIe siècle, les Français et d'autres étrangers restaient surpris par les saunas russes, mais l'attitude envers l'hygiène corporelle a commencé à changer en Europe et beaucoup constatent déjà une certaine insalubrité, bien qu'un siècle plus tôt la France n'était pas très différente de la Russie sur ce plan.

La Russie paraissait aux Français être un immense pays sans rivages, avec des ressources humaines ou matérielles infinies et, pour cette raison, incompréhensible et effrayante. Un pays manifestement oriental, dont la majeure partie se trouvait en Asie. Les peuples vivant dans ce pays semblaient tout aussi étranges. Voici l'éloge des Russes fait au XIXe siècle par l'auteur du livre La Russie en 1839, le marquis de Custine: "Dans l'ensemble, les Russes m'ont semblé grandioses même dans les pires vices, un à un ils furent respectueux avec moi; le caractère du peuple russe, j'en suis convaincu, mérite de l'intérêt et de la compassion".

Avec le temps, malgré les nombreux contacts, la Russie n'est pas devenue plus compréhensible et proche pour les Français. On peut prendre l'exemple de la récente étude de Nikolaï Promyslov sur la vision de la Russie par les soldats de Napoléon: les officiers français qui avaient parcouru la moitié du pays et s'étaient retrouvés à Moscou écrivaient, dans leurs mémoires et lettres sur le commerce de marchandes chinoises à Kitaï-gorod (centre de Moscou), sur les Chinoises, Mongoles et Indiennes à Moscou, sur un ours blanc capturé et mangé près de Smolensk. La situation changera seulement vers le milieu du XIXe siècle. Le livre de Custine contient déjà de nombreuses observations subtiles et saillantes, qui restent pertinentes jusqu'à nos jours. Par exemple, on cite souvent sa phrase: "Les riches n'y sont pas les compatriotes des pauvres".

Il s'agit, évidemment, de certaines visions magistrales de la vision de la Russie, mais elles seraient très unilatérales sans y mettre beaucoup de nuances. Par exemple sans le phénomène appelé "mirage russe". Il sous-entend, au XVIIIe siècle, la passion pour la Russie de certains philosophes (y compris Voltaire) et publicistes aspirant à la présenter comme un pays davantage préparé aux réformes, plus ouverts aux nouvelles tendances que la France. C'est ainsi qu'est né, entre autres, le concept du "despotisme éclairé": tandis que les institutions françaises traditionnelles du gouvernement torpillaient les réformes, un despote pouvait en adopter sans problème en Russie. Et dans les années 1830-1840, dans d'autres circonstances historiques, le "mirage russe" avait changé: les partisans du pouvoir royal intransigeant citaient la Russie en exemple pour la France, car l'ordre y régnait alors que la France était plongée dans le chaos.

A une époque la France exerçait une influence considérable sur l'élite politique russe. Hormis les traditions en architecture, dans l'art, la mode ou encore la cuisine, dans quelle mesure l'étiquette française s'est intégrée dans le quotidien de l'aristocratie russe?

Bien sûr, énormément de choses ont été empruntées. Les modistes, les coiffeurs, les pensions, les romans galants – tout cela formait une ambiance particulière. On copiait les salons mondains parisiens, l'étiquette. Les coquettes de Saint-Pétersbourg ont commencé à accueillir leurs visiteurs couchées dans un lit. Les duels, les règles de port de l'éventail et de l'épée se sont ancrés. On imitait même un certain niveau de vie. Léon Tolstoï en parlait dans sa jeunesse: "A l'époque que je décris, ma division préférée était celle entre les gens "comme il faut" et "comme il ne faut pas". Pour moi le "comme il faut" principal était la connaissance parfaite du français, notamment la prononciation. Un homme avec un mauvais accent suscitait immédiatement en moi un sentiment de haine. La deuxième condition du "comme il faut" était les ongles – longs et propres; la troisième – savoir s'incliner, danser et parler; la quatrième, très importante – l'indifférence générale et l'expression permanente d'un certain ennui gracieux et méprisant. De plus, j'avais identifié des aspects généraux qui me permettaient directement de dire à quelle catégorie appartenait l'individu, même sans lui parler. Hormis le rangement de la chambre, des gants, de l'écriture et de la voiture, je regardais les pieds. Des chaussures assorties au pantalon permettaient, à mes yeux, de déterminer la situation de la personne".

Cependant, il est difficile de dire que la noblesse russe lisait simplement les livres français de bon ton et copiait tout. Loin de là. Par exemple, depuis le Moyen Âge il est de coutume en France de mettre tous les plats sur la table. Mais à partir du XIXe siècle il devenait de plus en plus à la mode d'apporter les plats les uns après les autres, "à la russe", ce qui permettait d'avoir le temps de manger les plats chauds. En d'autres termes, les Russes n'étaient pas les seuls dans ce cas à renoncer à leurs traditions. Les Français ont également assimilé des pratiques russes.

Est-ce vrai que parfois, les nobles parlaient mieux français que russe?

Tout à fait. L'écrivain russe et soviétique Natan Eidelman citait dans un de ses livres la lettre du Décembriste (participant à la tentative de coup d'Etat de décembre 1825 dans l'Empire russe-ndlr.) Mikhaïl Bestoujev-Rioumine, adressée de manière préventive au général Tchernychev (membre de la commission chargée d'enquêter sur les agissements des Décembristes-ndlr.): "Mon général, je vous prie de demander au Comité de m'autoriser à répondre en français car, à ma grande honte, je reconnais être davantage habitué à cette langue qu'au russe". Et ce ne sont pas les exemples qui manquent. En revanche, il est difficile de dire à quel point ils sont révélateurs: il est évident que la noblesse provinciale connaissait beaucoup moins bien la langue française.

Quelle a été l'influence des émigrés russes sur la vie culturelle et sociale en France après la révolution de 1917?

A ce que je sache l'impact sur la vie sociale a été minime, bien que la diaspora russe en France soit devenue importante après 1917, avec plus de 100.000 personnes. Minime car souvent les émigrés ne cherchaient pas à s'intégrer à la vie française: ils attendaient l'effondrement du bolchevisme pour pouvoir revenir dans leur pays. L'assassinat du président français Paul Doumer par l'émigré russe Pavel Gorgoulov en 1932 peut être considéré comme une influence.

Quant à l'influence sur la vie culturelle, elle a été significative: on exploitait l'intérêt pour l'exotisme russe, notamment avec les nombreux restaurants russes, et le ballet russe faisait un vrai tabac.

On sait que les Français apprécient les personnalités fortes et marquantes – ils aiment Napoléon, la gloire et le pouvoir. Est-ce que les Français associent la Russie à la puissance et au pouvoir? Ou la puissance russe, en la personne de Pierre le Grand, Alexandre Ier et Joseph Staline, est-elle considérée comme maladroite et rétrograde?

Le culte de Napoléon est révolu depuis longtemps. Il est considéré aujourd'hui comme une personnalité historique défaite et, à ce que je sache, sa popularité n'est pas si grande. En ce qui concerne les personnalités marquantes de l'Empire russe et de l'URSS, on en parle également très peu, même si des livres sont édités. Je pense que les figures faisant partie des "panthéons" compréhensibles pour les Français sont plus connues: si dans une banlieue parisienne vous trouvez le stade Lénine, ou la rue Staline en Picardie, vous pouvez dire avec certitude que ces villes ont été longtemps dirigées par des maires communistes.

La Russie est toujours associée à une force, mais à une force plutôt hostile à l'Europe. Ou du moins imprévisible. Qui ne joue pas selon les règles. Or le jeu selon les règles, le fameux "comme il faut", est crucial pour les Français.

Comment les Français perçoivent-ils la Russie aujourd'hui? Que savent-ils de ce pays?

Il est évident que la perception de toute nation se forme aujourd'hui principalement par les médias. Et dans l'ensemble, ils sont très critiques envers la Russie. On parle activement des droits de l'homme, le système politique russe est présenté comme autoritaire et la politique comme une menace cachée et peu prévisible. La seule chose qui suscite la sympathie est probablement l'antiaméricanisme, traditionnel en France. La Russie est perçue comme la protectrice des valeurs traditionnelles — c'est assez clair pour les Français et suscite souvent le respect. Même aujourd'hui la presse française écrit fréquemment qu'il est malvenu de soutenir la politique américaine visant à humilier la Russie et la poussant dans les bras de la Chine.

Au sein des foyers français deux tendances se croisent. D'une part, les Français de gauche (il n'est pas à la mode d'être de droite, voire indécent parfois) gardent encore une attitude chaleureuse vis-à-vis de l'URSS et des Soviétiques. En principe il existe une image des Russes comme des individus ouverts, généreux, sans double fond, qui suscite de la sympathie. Celui qui connaît quelques mots de russe dira forcément quelque chose, il manifestera cette sympathie. Enfin l'ennemi culturel numéro un est l'Amérique, pas la Russie.

D'autre part, notamment dans les endroits fréquentés par les touristes, se forme une image des Russes comme des gens ivres de richesse, impolis et arrogants, qui pensent que tout s'achète et se vend. A une époque on a beaucoup écrit sur la mafia russe, ce qui laisse également son empreinte.

Quelles sont les différences de mentalité entre les Russes et les Français?

D'après moi ce sont des nations complètement différentes. Elles se sont formées différemment, en mettant l'accent sur des valeurs différentes et ont des modes de réflexion différents. On le voit bien à partir des stéréotypes nationaux: ils ne se croisent pas du tout. Les Russes voient souvent les Français comme des cavaliers servants, connaissant l'art de l'amour, élégants et charmants.

Ils les voient en même temps comme des personnes vides, pas toujours sincères, excessivement calculatrices et avares. Les Français perçoivent les Russes comme des gens maussades, souvent alcooliques, qui règlent tous leurs problèmes par la force, mais d'une âme ouverte et généreuse (parfois au-delà du raisonnable).

Seule la bureaucratie est comparable. Et l'attitude envers celle-ci.

En quoi les Russes pourraient prendre exemple sur les Français et inversement?

Je pourrais difficilement utiliser le terme de "prendre exemple" dans le cas présent car cela sous-entend qu'il est possible d'apprendre quelque chose. Probablement pas. Mais je voudrais citer encore deux choses qui me semblent très attirantes chez les Français.

Premièrement, le fameux "art de vivre". Ne pas se presser, profiter de la vie, apprécier le bon vin et la bonne cuisine. Le savoir de se réjouir et de célébrer: chaque village a sa propre fête, voire plusieurs, les habitants des alentours y assistent et des festivités sont préparées à l'avance.
Le patriotisme local est très fort – les gens ne souhaitent pas déménager dans la capitale ou même une grande ville. En dehors de Paris et des lieux où les habitants sont épuisés par les touristes, les sourires sont souvent sincères, et les gens donnent l'impression d'aimer leur métier, même le plus banal.

Deuxièmement, la foi en ses propres forces. Tout le monde souffre des grèves, mais les Français en sont fiers parce qu'elles peuvent réellement changer quelque chose. L'habitude de mener une action en cohésion et de s'unir en fonction des points de vue et des intérêts est très présente. D'autre part, durant tout le XIXe siècle, la société est devenue de plus en plus méritocratique –les postes revenaient au plus méritant et il était nécessaire de passer un concours pour la plupart d'entre eux, souvent difficile. La sélection des gens méritants se fait encore au niveau des lycées et des universités – pour y entrer par concours, certains étudiants passent des années à s'y préparer.

Les Russes pourraient également apporter deux choses aux Français. Premièrement, une toute autre vision du possible et de l'impossible, du probable et de l'improbable, du prévisible et de l'imprévisible. Deuxièmement, le savoir de ne pas transformer en mathématiques les relations humaines. Les règles générales de comportement sont très similaires après tout: vous invitez quelqu'un à dîner, on vous invite à votre tour, on ne peut pas accepter de cadeau sans en offrir en retour… Mais les Français arrivent dans ce sens jusqu'à l'absurde parfois. Souvent ils se sentent mal à l'aise en acceptant un cadeau et invitent en retour dans des restaurants de la même catégorie de prix. Non par avidité, loin de là, mais simplement car la pression des normes sociales est bien plus forte.

Propos recueillis par Alevtina Charkova, Russie pour tous

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