Peut-on concilier la politique et la morale?

Peut-on concilier la politique et la morale?
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Depuis 2003, au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po se tient un séminaire sur l’éthique et les relations internationales.

Le séminaire a été créé à l’initiative de Gilles Andreani, alors directeur du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères. Comme témoignent les organisateurs, l’idée de ce séminaire était de confronter les visions de philosophes et d’intellectuels à celles de praticiens sur les dilemmes moraux posés par les nouvelles dimensions des relations internationales.

A l’issu de ce séminaire les Editions Presses de Sciences Po ont fait paraitre un volume réunissant de nombreuses contributions françaises et étrangères. Son titre « Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme » était choisi par les co-auteurs Pierre Hassner et Gilles Andreani pour brasser les horizons divers de la pensée académique autour de la question de la morale en politique.

Nous avons eu l’occasion de poser quelques questions sur ce thème à l’un des co-auteurs, Professeur de l’Ecole SiencePo, Gilles Andreani.

La Voix de la Russie. Vous parlez de la difficulté de trouver la frontière entre l’intervention armée « moralement justifiée » et « la guerre sainte ». Là, intervient la notion de la morale ou l’immorale dans la politique. Ou se trouve cette frontière ? Qui en peut être le juge ?

Gilles Andreani. C’est un problème assez compliqué. Il y a deux façons de voir la politique internationale. Il y a une façon réaliste, c’est un rapport des forts: il faut être le plus fort. Ensuite les forces s’équilibrent, il existe une sorte de statuts quo, et on ne s’intéresse pas trop à la question de savoir – qui est juste et qui est injuste dans ses aspirations et ses ambitions.

Puis, il a une attitude plus fondée sur les principes : « je ne suis pas hostile à un tel, ou il ne m’est pas hostile, parce que je ne partage pas ses valeurs, sur le plan moral il peut être un ennemi et je ne reconnais pas avec lui de valeurs communes, même son existence et sa façon de penser me posent un problème. »

J’ai une tendance de penser qu’il vaut mieux le réalisme, à l’inconvénient du cynisme, qui a un avantage d’une certaine forme de modération. C’est-à-dire, vous acceptez de traiter avec les gens pour lesquels vous n’avez pas d’estime, vous ne partagez ni les valeurs, ni la façon de faire, ni les normes. Mais c’et la réalité et elle s’impose à vous, vous négociez. Par exemple, le capitalisme occidental était irréconciliable avec l’Union Soviétique sur le plan des principes, mais ils ont trouvé des accommodements, puis - de la détente, et même – de l’entente. L’inconvenant de cette forme du réalisme est le cynisme, vous ne croyez pas en bonne foi de l’adversaire, vous n’acceptez pas fondamentalement sa légitimité. Mais vous faites avec lui, vous acceptez les accommodements. Vous désignez votre interlocuteur comme un mal absolu, quelqu’un qui n’est pas digne de considération et de négociation. Vous pouvez aller jusqu’à souhaiter sa destruction pure et simple, jusqu’à l’élimination.

La frontière n’est pas simple. En général, elle est imposée. Si les pays occidentaux ont préféré la coexistence avec l’Union Soviétique, c’est parce qu’ils n’avaient pas le choix. A la fin, ils ont dû se rabattre sur l’attitude réaliste.

Ce concept a un certain intérêt là, où il nous oblige à revisiter un certain nombre de circonstances historiques pour trouver des accommodements avec certains régimes qui nous sont très étrangers ou très différents sur le plan des valeurs, au nom de la nécessite de vivre ensemble.

La Voix de la Russie. Pensez-vous que l’attitude des pays occidentaux vis-à-vis la Russie (je fais référence au conflit ukrainien) est une attitude réaliste ?

Gilles Andreani. Oui, je pense que c’est une attitude éminemment réaliste. Je suis très frappé par une extrême prudence, par la mesure, par la compréhension avec laquelle les pays occidentaux ont accueilli l’enchainement d’évènements qui a mené à la déclaration de l’indépendance de l’Ukraine (En fait, de la Crimée. Note de LVdlR) et de son « incorporation » dans la Russie, et des évènements qui se déroulent actuellement dans l’Ouest de l’Ukraine.

LVdlR. A votre avis, c’est la force, la prudence, la faiblesse, la sagesse ?

Gilles Andreani. Je crois que numéro un – c’est l’impuissance. La Russie a connu une sorte de rétractation stratégique historique après les années 1990, une retraite après des siècles d’avancée historique et politique en Europe. Il fallait qu’un jour ou l’autre il y a un contrecoup, et la Russie cherche à se réaffirmer.

Indépendamment de ça, je vois aujourd’hui que l’Occident n’y peut pas grand-chose en ce moment. Pas grand-chose par rapport aux choix immédiats qui sont faits par la Russie, imposés sur ses périphéries, notamment en Ukraine. Je suis réaliste, c’est pour cela que je vous dis ça : l’impuissance y joue un rôle.

Mais aussi il y a une sorte de mauvaise conscience. Beaucoup d’occidentaux disent : « On a peut-être abusé de la faiblesse russe, il faut peut-être les comprendre… » Je pense que ce n’est pas rendre service – de raisonner dans ces termes. La Russie est un grand pays qui a des moyens de défendre ses intérêts, il a des hauts et des bas dans les histoires nationales. C’est le deuxième facteur.

Le troisième – c’est la prudence : « On va vivre avec la Russie, il faut tout faire pour trouver l’accommodement »

LVdlR. Une des notions fondatrices de la carte politique à travers les siècles reste la frontière. Délimiter son territoire national équivaut à délimiter sa sphère d’influence, de limiter le terrain où se propagerons les succès et les défaites de chaque nation. La frontière sépare, mais la frontière rassure. L’histoire connait les exemples quand l’enclavement d’un pays, forcé ou volontaire, était salutaire pour prendre une pause et de décider de son sort.

Comment les frontières actuelles étaient décides pour l’Europe ?

Gilles Andreani. Cette préférence de la communauté internationale pour le statut quo dans la matière des frontières est remarquable, parce qu’elle n’est pas limitée à l’Europe. Elle s’est manifestée dans beaucoup d’autres circonstances. Ce n’est critique de personne, je note simplement les données académiques, vérifiés sur le plan universitaire, qu’on a préféré ce statuts quo, de ne pas toucher aux frontières. On a considéré que c’était trop dangereux.

Avant la Guerre de 14-18 on n’avait pas ce genre de préoccupation. Quelques grands Etats se mettaient ensemble et découpaient les nations, les frontières, redessinaient les territoires, les gens n’avaient pas les états d’âme. Aujourd’hui, on est dans une situation qui devient très compliquée pour procéder à la rectification ou modification des frontières.

LVdlR. Qu’est-ce que vous pensez de ce paradoxe, dans lequel on s’est retrouvé : entre le droit des peuples à l’autodétermination et l’inviolabilité des frontières ?

Gilles Andreani. Ces principes n’ont pas les mêmes valeurs, ni en droit, ni en politiques internationales. Les frontières sont plus importantes que l’autodétermination.

L’autodétermination est une sorte d’aspiration politique. L’inviolabilité des frontières est plus importante, de là dépend la sécurité des Etats, la prévisibilité de leur comportement. Puis, quand on commence avec l’autodétermination, il y a un moment où il faut s’arrêter. On détache le Kosovo de la Serbie, il faut redessiner la frontière pour donner un bout du Kosovo à Monténégro, ou à la Serbie, ou à l’Albanie, puis redécouper les petits bouts qui sont peuplés ethniquement de façon majoritaire par d’autres entités qui peuvent avoir envie d’avoir « leurs » morceaux. Ce processus ne s’arrête jamais.

Je n’excuse pas, je constate seulement que le problème des frontières s’est avéré plus fort que l’autodétermination. Il y a un tas de gens qui vivent dans les frontières qui n’étaient pas, de leur point de vue, les frontières idéales au départ. J’aimerais faire une constatation purement académique : une fois que les frontières sont installées, en général, elles s’imposent assez vite dans les esprits. Dans les pays pour lesquels on se demande s’ils sont capables d’acquérir une vraie personnalité nationale, si leur indépendance n’est pas un peu artificielle, si les gens qui se sont retrouvés d’un côté de la frontière ne vont pas vouloir aller de l’autre côté et résister à leur incorporation. Mais on a vu avec les pays « d’après la guerre froide » que ces processus ont donné lieu, plus vite qu’on ne l’ait pense, aux entités nationales qui se sont construites assez vite.

On peut s’étonner de ça, parce que, après tout, il s’agissait d’ensembles assez disparates, qui n’ont pas forcément les racines historiques assez profondes. Les gens se sont accommodés aux frontières qui sont issus de cette préférence pour le statut quo. Du moins, c’est mon interprétation.

LVdlR. Dans le contexte des évènements actuels, avec l’indépendance de la Crimée et un certain nombre de référendums qui se dessinent dans l’Est de l’Ukraine, cet avis dit « académique » de Gilles Andreani parait rassurante. Il suffit d’observer la révolution dans les esprits européens au moment de l’annonce des résultats du referendum criméen, et le silence qui s’en est suivi, peu de temps après. Oui, on s’y accommode.

Déplacée comme opinion ? L’avenir nous le dira…

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