La tour de radio en forme hyperbolique, construite en 1922 par le célèbre architecte russe Vladimir Choukhov, initialement devait être réparée. Mais, faute d’argent, maintenant on envisage de la démonter et stocker les éléments pour ensuite relancer les travaux et la reconstruire à un autre endroit. Selon plusieurs experts, le projet tout à fait inacceptable pour un monument d’une telle valeur historique et architecturale. On peut les comprendre. Ils s’en méfient puisque le même scénario s’est produit avec le groupe sculpté L'Ouvrier et la Kolkhozienne, œuvre de Véra Moukhina, qui a été démonté en 2003 et restait dans cet état beaucoup plus longtemps que prévu, jusqu’à 2009.
Aujourd’hui toutes les grandes villes sont confrontées au même problème du réaménagement de l’espace urbain en fonction des besoins d’une ville moderne. Repenser la ville mais de façon raisonnable : remodeler les quartiers existants en préservant leur patrimoine historique et culturel, – voilà le slogan des urbanistes contemporains. Paris et Moscou collaborent en la matière depuis assez longtemps. Le projet du Nouveau Moscou est le produit de cette coopération, ce projet étant élaboré en partie par les idéologues du Grand Paris.
Aujourd’hui les architectes du monde entier, y compris les spécialistes français, plaident pour la sauvegarde de la Tour Choukhov. Fabien Bellat, chercheur associé à l’Ecole nationale supérieure d'architecture de Versailles, spécialiste de l’architecture russo-soviétique, nous fait part de sa vision quant à la valeur de la Tour Choukhov et met en garde contre une erreur incorrigible.
Fabien Bellat : « La Tour a été conçue par Vladimir Choukhov qui est un ingénieur russe extrêmement important. Il a construit, entre autres, la structure métallique de la couverture du Goum – centre commercial situé sur la place Rouge à Moscou, de la gare de Kiev à Moscou, un certain nombre de phares. C’est aussi l’un des premiers hommes qui a mis en place les structures d’exportation du pétrole en Russie. La Tour de Chabolovka est l’aboutissement des ses recherches. Tout ce qu’il a expérimenté au début du XXe siècle, il a pu le synthétiser dans cette tour qui est vraiment un exploit technique.
En France dans les années 1970, on a détruit les Halles centrales de Paris qui avaient été conçues par l’architecte Victor Baltard. Il y avait une très grande campagne pour sauver les Halles parce qu’on commençait à réaliser l’importance de l’architecture du XIXe siècle. Et depuis qu’on a détruit les Halles de Baltard, on le regrette. Pour nous c’est une énorme perte, c’est une perte pour notre culture et notre patrimoine. On sait qu’on a commis une énorme erreur. Je pense que la Tour de Choukhov est aussi importante pour la culture russe que pouvaient l’être les Halles de Baltard pour la culture française. Mon souhait personnel c’est que la société et le gouvernement russe ne fasse pas la même erreur que nous, les Français, avons faite dans les années 1970. Vous avez un patrimoine qui est remarquable et je pense qu’il est important, petit à petit, de le remettre en valeur et d’être à nouveau fier de tout ce que vous avez accompli au XIX-XX siècles en matière de l’architecture.
Norman Foster, l’un des meilleurs architectes britanniques, lorsqu’il réalisait l’une de ses tours à Londres, s’est inspiré très nettement de la technique de construction utilisée par Choukhov pour la tour de radio. Cela montre que le travail de Choukhov a un héritage dans la culture mondiale. On reconnait l’importance de son travail à travers le monde. Le fait que Norman Foster a essayé de participer à la campagne de sauvetage de la tour est quand même assez important. C’est de montrer qu’il y a un souci de préserver ce patrimoine qui appartient d’abord à la Russie mais aussi finalement à la culture mondiale. »
LVdlR : Il semble quand même difficile de déplacer la Tour, qui s’élève à 160 mètres, sans l’abîmer. Ecoutons l’opinion de l’expert.
F.B. : « Techniquement c’est possible mais c’est extrêmement difficile et surtout ce n’est pas forcément souhaitable parce que la tour a été construite en 1922 avec un métal qui n’est pas d’excellente qualité. Un déplacement donnerait lieu à beaucoup de casses de matériaux d’origine et ce sera donc très coûteux, difficile à réaliser et demanderait le remplacement de beaucoup d’éléments. La solution de déplacement me paraît avoir assez peu d’avantages sauf si, à la limite, un meilleur emplacement serait trouvé. Par exemple, auprès de la tour de télévision d’Ostankino qui permettrait de mettre en valeur la tour de la télévision avec la tour de la radio montrant une synthèse de l’histoire technique soviétique. Mais si la tour pouvait être conservée sur place, je pense que ça sera préférable. D’abord, parce que c’est son contexte historique, elle appartient à ce lieu et ce sera beaucoup plus économique. »
LVdlR : Est-ce qu’on peut comparer la Tour Eiffel avec la Tour Choukhov ?
F.B. : La Tour Eiffel est, avant tout, un site destiné à la visite par le public. Alors que la Tour Choukhov est une tour qui était érigée dans un objectif technique précis – les premières radiodiffusions en URSS. Donc la Tour Choukhov a été dès le début un instrument fonctionnel. Ce qui n’était pas le cas de la Tour Eiffel. Il y a donc une grande différence. En fait, les deux sont des exploits, les deux sont vraiment des chefs-d’œuvre au niveau technique montrant le génie de leurs créateurs. »
LVdlR : La Tour de radio Choukhov est considérée par la communauté internationale d’architectes comme une percée de l’architecture soviétique et l’un des chefs-d’œuvre de l’avant-garde russe. Elle porte sa candidature à être inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Pour la sauvegarder, certains experts poussent encore plus loin et insistent sur l’inscription accélérée de la Tour sur la liste du patrimoine mondial en péril. F. Bellat estime que c’est aux Russes que revient la priorité dans la décision du sort de la Tour Choukhov.
F.B. : « C’est une procédure accélérée pour essayer de sensibiliser à la fois la population et le gouvernement à un patrimoine qui risque de disparaître. C’est, en général, une forme de reconnaissance au niveau international mais ça a aussi le défaut d’être une procédure quand même relativement longue. Unesco peut être rapide, elle peut faire la chose relativement vite mais, à mon avis, ce n’est pas la priorité. La priorité numéro un est que ce soit les autorités russes qui gardent le contrôle du dossier, qui réalisent que cela doit rester un dossier prioritairement dans les mains du ministère russe de la culture. »