Le retour de la Crimée marque la fin d’un monde unipolaire (Aymeric Chauprade)

Le retour de la Crimée marque la fin d’un monde unipolaire (Aymeric Chauprade)
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C’est dans la salle centrale du musée Glazounov, peintre russophile souverainiste dont les tableaux monumentaux attirent l’attention par la force de leur symbolisme, qu’Aymeric Chauprade s’est produit mardi soir devant un auditoire hétéroclite composé aux trois quarts de Français établis à Moscou et de Russes dotés de titres de noblesse.

Leur point commun : une perception critique de la politique atlantiste et surtout la compréhension que la véritable Europe n’est pas celle des banques dépaysées, des oligarques sans principes et des « petits ou moyens pays » assujettis à l’hégémonie américaine, mais bien celle des nations reliées entre elles par un héritage chrétien indéracinable et l’esprit de collaboration.

Installé devant un immense tableau peuplé de saints russes de toutes les époques et surplombé d’une croix orthodoxe rayonnante, M. Chauprade a élucidé les mécanismes fondamentaux de l’impérialisme américain tout en mettant en relief l’émergence d’un nouveau bloc dont le centre d’attraction serait la Russie. Selon le géopolitologue, le retour il y a encore peu inespéré de la Crimée à la Mère Patrie marque le début d’une nouvelle ère où les peuples européens, inspirés de cet exemple sans précédent, pourront enfin disposer d’eux-mêmes en s’émancipant de l’influence rapace de Washington et de ses agents que Chauprade qualifie de « pays frustrés ».

La présentation qui a duré une trentaine de minutes a donné lieu à un débat condensé lors duquel deux questions particulièrement intéressantes furent posées. La première : pourquoi est-ce que la ministre russe Elena Mizoulina a été sanctionnée par les puissances occidentales alors qu’elle n’avait pris aucune part active dans le dossier criméen ? La deuxième : peut-on encore envisager un axe Paris-Berlin-Moscou quand la France et l’Allemagne soutiennent les mouvances extrémistes à l’œuvre en Ukraine en vitupérant contre le Kremlin ? Ces deux problématiques mirent en lumière deux aspects de la politique occidentale vis-à-vis de la Russie :

- Premièrement, comme Mme Mizoulina mène une politique ciblée sur les intérêts de la famille traditionnelle et fermement opposée au mode de vie LGBT, les sanctions assez étranges dont elle devint l’objet s’expliquent par la guerre civilisationnelle qui est menée par des lobbies internationaux puissants dont le point névralgique est Washington. Cette guerre dépasse largement le cadre de la géopolitique rejoignant, en remplacement des conflits idéologiques du XXème siècle et comme l’avait prévu Pierre Marie Gallois, la catégorie des conflits de valeurs.

- Deuxièmement, la politique française n’a en ce moment aucun fondement idéologique qui lui soit propre. Elle changera quand il le faudra et dans le sens où il le faudra, gaulliste si les temps y sont propices. L’Allemagne souffre quant à elle du « jeu de certaines composantes du renseignement » dont une partie est nostalgique de la grandeur du III Reich. Ce conflit sera vite résolu dès lors que les intérêts économiques allemands seront touchés. En réalité, il n’y a aucun antagonisme réel sur le plan des valeurs entre la France, l’Allemagne et la Russie.

Voici maintenant un extrait représentatif de la présentation d’Aymeric Chauprade qui donne une caractéristique lucide de ce qu’est le monde unipolaire tout en projetant les perspectives de sa prochaine mutation.

Aymeric Chauprade. « Si j’ai intitulé cette conférence une autre Europe pour la paix, notre Europe avec la Russie pour la paix, c’est précisément parce que je veux ce soir vous apporter la démonstration que nous devons nous, en Europe occidentale, changer de chemin pour assurer la paix et la prospérité demain sur tout le continent.

Ce qui s’est passé depuis la fin de l’URSS et depuis qu’un nouveau monde a commencé à se mettre en place en 1990, c’est un affrontement de deux projets radicalement opposés. C’est d’un côté la dynamique unipolaire voulue par les USA, ces derniers ayant tenté d’accélérer, dès l’effondrement de l’URSS, la construction d’un monde unipolaire qu’ils domineraient. Et c’est, de l’autre côté, une autre dynamique qui est en train de se mettre en place et qui tente d’apporter des réponses fondées sur l’équilibre et la paix, deux vestiges d’un monde multipolaire.

L’ensemble des conflits auxquels nous avons assisté depuis 1990, bien qu’ayant chacun une caractéristique géostratégique propre, locale, s’inscrivent néanmoins dans cet affrontement entre la dynamique multipolaire et la dynamique unipolaire.

Pour contrer ce monde multipolaire qui aurait pu se mettre en place dès 1990, les USA, confrontés à la montée en puissance de la Chine, ont élaboré une stratégie de très grande ampleur dont on peut synthétiser l’essence selon plusieurs axes.

Le premier axe , ça a été la volonté dès 1990 de renforcer et d’étendre l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie. Les USA ont compris dès 1990 qu’une possibilité de sa puissance et de son indépendance s’esquissait sur la chute de l’URSS et ils ont par conséquent accéléré leur projet transatlantique fondé sur la domination de l’OTAN. Celle-ci s’est fait à la fois en terme d’intégration plus marquée et en terme d’élargissement. Les Américains se sont donc employés à absorber dans l’OTAN les pays qui appartenaient avant à l’espace soviétique. Ils ont en particulier joué sur les plus faibles, c’est-à-dire les petits pays qui par tradition historique craignaient la puissance de la France, de l’Allemagne et de la Russie. Les guerres qu’ils ont lancées, des guerres d’ingérence, de décomposition comme l’est celle qui a détruit la Yougoslavie sont également des guerres qui ont permis aux USA de renforcer le poids de l’OTAN. Ce processus s’est étalé sur plusieurs étapes : en 1999, en 2002, avec les tentatives des premières révolutions colorées en 2003-2004 en Géorgie et en Ukraine et ça se prolonge jusqu’à aujourd’hui avec la volonté américaine de prendre l’Ukraine. Ce qui se passe à l’heure actuelle(allusion à l’Ukraine et notamment à la Crimée, NDLR), c’est un coup d’arrêt donné par le Président Poutine à cette politique d’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie.

Le deuxième axe de cette stratégie mondiale des USA consiste à contrôler la dépendance énergétique de la Chine considérée comme un compétiteur sérieux dans cette course à l’unipolarité. C’est la raison pour laquelle ils renforcent leur emprise sur le Moyen-Orient. Une grande partie de la politique US au Moyen-Orient, des guerres qui y ont été orchestrées, en Irak par exemple, à la tentative de destitution du régime de Bachar al-Assad s’explique largement par la stratégie énergétique mais pas uniquement par celle-ci. La stratégie énergétique en tant que telle se résume de la manière suivante : d’une part, installer des gouvernants favorables aux USA au Moyen-Orient pour, le cas échéant, couper les approvisionnements chinois, d’autre part, casser la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie et faire en sorte que l’Europe se connecte énergétiquement davantage avec un Moyen-Orient contrôlé par les USA. La volonté de casser la Syrie correspond à la volonté de faire passer des tuyaux qataris et saoudiens, des gazoducs et des oléoducs, vers l’UE. La prise de la Lybie consistait aussi à casser un nationalisme pétrolier et gazier vigoureusement prôné par Kadhafi dans le but de mettre en place un gouvernement proche des intérêts occidentaux et mieux contrôler l’accès libre à l’énergie.

Le troisième axe de cette stratégie américaine consiste à remuer de puis 1990 les séparatismes d’un certain nombre de compétiteurs stratégiques, la Chine et la Russie. C’est la raison pour laquelle ils ont soutenu le séparatisme tchétchène, le séparatisme Xinjiang chinois et celui du Tibet.

Le quatrième axe est relatif à l’encerclement des puissances rivales, de la Russie par l’OTAN et de la Chine par une stratégie renforcée avec ses alliés traditionnels, le Taïwan et le Japon. Il est donc temps de ceinturer la Chine et de l’empêcher d’accéder au Pacifique, au grand large.

Le cinquième axe poursuivi par les USA depuis 1990 et dans le but justement d’affaiblir cette multipolarité que l’on voit poindre à l’horizon consiste à affaiblir la dissuasion nucléaire, son équilibre d’une manière générale, en développant le bouclier anti-missile et en essayant de faire rentrer les Européens dans ce bouclier anti-missile américain. Pour essayer de faire jouer ce qu’ils estiment être leur avantage militaire conventionnel avec un budget de 600 milliards par an qui est égal à la somme de tous les budgets militaires du monde, les USA veulent affaiblir la dissuasion nucléaire de leurs principaux adversaires. C’est la raison pour laquelle même en France certains milieux atlantistes ont amplifié leur lobbying pour essayer de mettre à mal la dissuasion nucléaire française au prétexte que c’était un avantage extrêmement coûteux pour la défense française dans un contexte de réduction des dépenses. CE sont les mêmes milieux qui sont entrés en action pour expliquer qu’il ne fallait pas livrer des bâtiments de projection de type Mistral à la Russie. Ces milieux veulent affaiblir le complexe militaro-industriel français et veulent affaiblie ce qui reste de la puissance française dans ses prérogatives de souveraineté comme la force de dissuasion nucléaire.

Cette stratégie qui se déploie selon ces cinq axes s’appuie sur deux outils :

- D’une part, le soutien de tous les extrémismes de type fondamentalisme ou de type Secteur droit en Ukraine ou autres types d’organisation supplétives extrémistes qui peuvent être facilement manipulées. L’idée est sempiternellement la même, qu’il s’agisse de fondamentalistes en Syrie ou de groupes extrémistes en Ukraine, c’est de canaliser les énergies de ces marginaux dans le sens de la géostratégie américaine.

- Le deuxième outil qui a été efficacement utilisé, notamment pour justifier l’invasion de l’Irak, c’est le terrorisme. La caractéristique principale du terrorisme, c’est son invisibilité. On peut donc aller combattre où l’on a envie en fonction de ses propres intérêts.

Avec ces deux outils et suivant ces cinq axes géopolitiques prioritaires , les USA sont en train d’essayer de former ce grand bloc transatlantique jusqu’aux frontières de la Russie et de la Chine. Il faut comprendre que ce qui prend forme aujourd’hui, c’est, d’une part, le projet pacifique d’unité eurasiatique au sein des relations entre l’Europe, la Russie et la Chine, des relations économiques, politiques et culturelles, d’autre part, le projet extrêmement dangereux qui est en train de se renforcer et qui est le risque d’un bloc transatlantique appelé à pousser la Russie vers la Chine en créant une alliance asiatique contre le bloc transatlantique. Si ce bloc finissait par se former, à terme, on serait confronté à un véritable risque de guerre.

Les Européens de l’Est et du Centre doivent à tout prix comprendre qu’aujourd’hui la seule façon de retrouver un monde multipolaire équilibré, c’est de sortir de l’Europe telle qu’elle se construit aujourd’hui. Il s’agit d’une urgence. Pourquoi ? Pour une raison assez simple que l’on a déjà observée au moment de la guerre d’Irak : les mécanismes des décisions européennes favorisent les petits pays et non pas les grandes puissances comme la France ou l’Allemagne qui peuvent décider d’un axe Paris-Berlin-Moscou. Car, en réalité, c’est dans cette Europe de 28 pays que les USA ont d’une part pensé trouver des alliés potentiels dans les petits pays en l’élargissant de plus en plus, d’autre part, cet élargissement contribuait à baisser le revenu moyen par habitant de l’Europe et à affaiblir sa richesse globale. L’Amérique a en outre vite compris que l’UE allait donner le pouvoir aux frustrés face aux puissances. « Les frustrés », ce sont ces petites et moyennes puissances qui ont toujours eu à en découdre soit avec la France, soit avec l’Allemagne, soit avec la Russie. C’est dans cette UE telle qu’elle fonctionne actuellement suivant des mécanismes de plus en plus fédéralistes et suivant le principe de la majorité qualifiée que de petits Etats comme les pays Baltes arrivent à avoir presque autant de poids que la France. Enfin, c’est grâce à cette monnaie unique que les Américains ont eux aussi la capacité d’avoir une monnaie forte qui affaiblit les exportations d’Europe en faisant de l’UE une zone beaucoup moins exportatrice qu’elle devrait être normalement dans le monde. C’est absolument extraordinaire pour les USA d’avoir une monnaie aussi forte, un instrument aussi modéré qui lui permet d’ajuster sa puissance commerciale en fonction des situations. La monnaie unique est plus forte que ce que serait la monnaie française et moins forte que ce que serait la monnaie allemande ce qui donne un avantage compétitif à l’Allemagne par rapport à la France.

La seule façon de pouvoir tracer cet axe Paris-Berlin-Moscou qui assurerait l’équilibre sur le continent américain, c’est de sortir non pas de l’horizon européen l’Europe étant notre point d’ancrage cimenté par un héritage chrétien déterminant mais de cette structure européenne qui telle qu’elle s’est constituée il y a 25 ans est une machine à renforcer l’atlantisme ». T

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