Les mystères russes des fonds d’un musée parisien

Les mystères russes des fonds d’un musée parisien
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Dans le silence et la clarté d’une salle spacieuse, j’ouvre un livre soigneusement relié, visiblement, par une main experte.

« Le 1/14 Avril elle s’éteignit. Je parle de ma meilleure amie, la Princesse Marie Claudievna Tenicheff. Son décès fut pour moi le plus grand chagrin de ma vie. A deux heures, dans la nuit du vendredi au samedi, veille de Pâques et le jour même de sa patronne, Marie l’Egyptienne, son cœur cessa de battre. « Ainsi l’a voulu le Seigneur Dieu», dit Lise. La femme de chambre qui l’a servie pendant plus de quarante ans ! Soumission étonnante chez les gens simples du peuple ! Que l’on pourrait envier! »

Ce sont les paroles de Kitou, Princesse Ekaterina Svatopolk-Chetvertinskaïa, l’amie de toute la vie de cette femme extraordinaire qu’était Marie Tenicheva. Elle a vécu une longue vie de plénitude. A chaque fois qu’elle s’acquittait d’une tâche nouvelle, elle réussissait à atteindre le plus haut niveau de professionnalisme. Quand on lit son histoire, on découvre, encore et encore, des détails inconnus… Maria Tenicheva a accumulé les succès et les catastrophes. Se marier - et découvrir que son mari est un joueur invétéré, avoir une fille - et perdre tout contact sentimental avec elle. Consacrer toute sa vie à la renaissance des métiers et à l’artisanat dans son domaine de Talachkino – et voir sa collection dilapidée, construire des écoles pour les paysans – et subir la révolte et l’opposition de ces mêmes paysans. Cette femme de la haute société a brillé à Paris lors de l’Exposition Universelle de 1900, cette même femme simple et aimante se hâtait de rassurer et de calmer chaque enfant dans son école paysanne. Et à chaque fois, après une défaite, une perte, elle se relevait et continuait son chemin…

Détruit en grande partie, le domaine de Talachkino, à côté de Smolensk, est en train de renaître, grâce aux efforts des muséologues russes. Mais le nom de Maria Tenicheva n’est malheureusement presque plus connu.

Quelle trace a laissé cette femme extraordinaire, mécène et artiste, en France ? La question a été posée à Carole Pilarz, bibliothécaire adjointe de la Bibliothèque des Arts décoratifs.

Carole Pilarz. « En France elle est inconnue aussi. Vraiment inconnue. Il y a un an je ne la connaissais pas du tout… En mars 2012, dans le cadre de notre programmation mensuelle « Petits trésors et autres découvertes » qui consiste à présenter une œuvre ou un « fond » une fois par mois à nos lecteurs... Ce qui permet de ramener le public a la bibliothèque. Dans le cadre de cette programmation j’ai présenté six albums illustrés par Bilibine qui font partie de la collection de la Bibliothèque des Arts décoratifs.

En vue de cette présentation, étant donné que je n’étais pas du tout spécialiste de l’art russe, je me suis plongée dans les livres, dans la documentation. Je me suis documentée sur le mouvement de la redécouverte de l’art populaire russe dans la seconde moitié du XIX siècle. Je suis tombée sur un catalogue de l’exposition qui a eu lieu au Musée d’Orsay à Paris deseptembre 2005 à janvier 2006. Elle était intitulée « L’art russe dans la seconde moitié du XIX siècle. En quête d’identité» Ce catalogue contient un certain nombre d’évocations de Maria Tenicheva dans les articles. C’est comme ça que j’ai fait sa connaissance.

Ce qui a retenu mon attention à l’époque, outre sa forte personnalité - dans les textes ça ressortait bien – c’était le lien qu’elle avait avec l’institution dans laquelle je travaille. A l’époque, cela s’appelait l’UCAD, l’Union Centrale des Arts Décoratifs, aujourd’hui cela s’appelle les Art Décoratifs.

Ce lien s’est traduit par deux choses : une exposition qui s’est passée au Pavillon de Marsan, le Musée des Arts décoratifs, en 1907 une partie de sa collection d’objets d’art populaire russe qu’elle a fait venir avec elle, lors qu’elle a quitté la Russie en 1905. Elle s’est installée à Paris. Je n’arrive pas bien à comprendre comment s’est passé ce déménagement d’à peu près 5 000 objets d’art populaire russe. Elle avait apporté avec elle cette collection, et cette collection était présentée au Musée des Arts décoratifs, au cœur de Paris.

La deuxième chose était la présence dans les collections de notre Musée de tous les objets portants le monogramme de Maria Tenicheva. Parce qu’en plus d’être mécène, d’être collectionneuse, d’être créatrice d’écoles et d’ateliers, elle était également artiste-émailleur. Ces trois objets font partie de nos collections du Musée. Dès lors que je me suis promis de présenter cette femme à la Bibliothèque, même si elle n’est pas du tout connue en France, je ne savais pas du tout si j’avais assez de matière pour faire une présentation. Je suispartie à la recherche des documents. C’est toujours comme ça, lorsqu’on fait une recherche sur un sujet en particulier : les faits viennent à nous. C’est un peu ce qui s’est passé. Il a eu les documents qui était mal indexés, et les collègues m’ont dit ça : « Ah, tiens, j’ai trouvé ça sur Marie Tenicheva… » En fait, d’autres documents sont venus à moi, par le biais du hasard. Dernièrement, les donateurs (parce qu’on fonctionne beaucoup par donation et par mécénat) nous ont envoyé deux livres en russe sur Maria Tenicheva. Même si je n’ai pas du tout accès à la langue russe, cela fait deux ouvrages en plus dans notre fond.

Je ne sais pas du tout quelles vont être les répercussions sur le public français, néanmoins, cela m’a permis de vous rencontrer et on a pu échanger des informations sur Maria Tenicheva. »

La Voix de la Russie. Nous sommes, en plus, en présence de plusieurs dates anniversaires : naissance (1858), mort (1928) de Maria Tenicheva, et l’exposition au Pavillon de Marsan…

Carole Pilarz. « C’est le fruit du hasard. »

LVdlR. Il n’y a pas de hasard dans ce monde… C’est quand-même extraordinaire de voir apparaître juste trois objets, la copie d’auteur d’un grand plateau et de la salière offerts par Maria Tenicheva au tsar Nicolas II. C’est un destin tragique … Voir son œuvre éparpillée à travers le monde, à travers plusieurs musées. Constater que toute sa vie n’était qu’un éternel recommencement. Elle est revenue (en France) encore une fois après la Révolution, et elle a continué son travail. Pouvez-vous dire deux-trois mots sur cette dernière période de sa vie française?

Carole Pilarz. « J’ai lu à propos de cette période qu’enfin elle a été reconnue en tant qu’émailleur, en tant qu’artiste. Elle s’est installée en banlieue parisienne, dans une maison près de La Celle Saint-Cloud. Et là, elle travaillait et travaillait sans cesse sur ses émaux. »

LVdlR. Il faut aussi préciser qu’en 1916 elle a soutenu une thèse sur les émaux… C’était une période très difficile, la période « d’avant la révolution »

Carole Pilarz. « Nous avons la publication de ce texte, à la bibliothèque, en russe. Elle n’est pas souvent consultée, mais nous l’avons. »

LVdlR. Je pense qu’il faut appeler nos lecteurs et nos auditeurs à aller chez vous, à la Bibliothèque.

Carole Pilarz. « La Bibliothèque des Arts Décoratifs se trouve au cœur de Paris. Elle fait partie d’une institution beaucoup plus grande qui s’appelle Les Arts Décoratifs. Nous nous trouvons au 111, rue du Rivoli. Nous sommes ouverts à tous gratuitement, à toute personne faisant des recherches dans les fonds de la Bibliothèque. Nous sommes ouverts en semaine, fermés le week-end.

Nous avons des documents sur tous les thèmes qu’on retrouve dans le Musée des Arts décoratifs : les arts, la mode, la publicité, un peu de jardins, beaucoup de choses dans les arts graphiques, l’artisanat. A sa création en 1864, cette bibliothèque ne se trouvait pas ici, mais Place des Vosges. Elle était ouverte aux artisans qui étaient tout près. Il y avait déjà à l’époque des albums remplis d’images. Les artisans pouvaient se plonger dans ces albums, voir ce que d’autres avaient fait avant eux, trouver de l’inspiration, des modèles.

Un jour, un certain monsieur Jules Maciet a eu l’idée de continuer à coller des images dans les albums. De quelques albumson est passé à5 000 albums. Bien évidemment, en 1911, au moment de son décès, les bibliothécaires ont continué à coller des images. Et nous avons arrêté de coller ces images à partir de 1995. »

LVdlR. C’est une mine d’inspiration.

Carole Pilarz. « C’est une mine d’inspiration et ça continue encore d’inspirer les artisans, les étudiants,qu’ils soient en arts graphiques, en publicité ou en mode. La mode, cela marche très très bien. La spécificité de cette Bibliothèque estque quand vous entrez dans la salle de lecture, vous êtes accueillis par les centaines de ces volumes d’albums. »

LVdlR. Alors, il ne vous reste qu’à venir et nous plonger dans l’étude des albums de Maciet pour… qui sait… faire de magnifiques découvertes… T


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