Nous ne sommes plus habitués à la grande diplomatie, où tout se fait en grand - la guerre comme la paix. Cette diplomatie où soudainement quelqu'un s'éprend d'une idée inattendue, qui va de soi l'instant qui suit. Cette grande diplomatie qui est une véritable course contre la montre, un marchandage politique difficile pour tenter de désarmer les mines posées sur le chemin de la réalisation des accords.
Les négociations de Genève entre Sergueï Lavrov et John Kerry sur le retrait des armes syriennes font partie de cette catégorie. On avait déjà assisté à quelque chose de ce genre au printemps 1999, lorsque le G8 débattait sur la fin de la guerre de l'Otan contre la Yougoslavie. Mais dans l'ensemble l'issue était prédéterminée à l'époque : la domination militaro-politique de l'Occident et sa conviction d'avoir raison ne laissaient aucune chance à Belgrade - on discutait surtout les conditions de reddition. Aujourd'hui la situation a changé. La Russie est devenue plus forte, l'Europe s'est enlisée dans ses propres problèmes et même les Etats-Unis semblent être fatigués et en avoir assez des guerres. Les instincts demeurent mais les moyens ne sont plus les mêmes, et c'est pourquoi tout le monde s'est accroché à la proposition russe.
Kerry et Lavrov sont satisfaits mais le principal combat reste à venir. Parmi les conditions cadres, on mentionne le chapitre VII de la Charte de l'Onu portant sur l'utilisation de la force militaire contre les pays qui enfreignent une entente. Jusqu'à présent, Moscou rejetait tout qui pourrait de près ou de loin lancer cette chaîne : toute déviation du plan convenu entraînerait l'adoption automatique de sanctions pouvant mener à l'invasion.
La politique contemporaine déborde d'exemples d'interprétation différente des résolutions de l'Onu selon les pays. L'interprétation juridique est souvent liée aux antipathies politiques : les autocrates font l'objet de présomption de culpabilité. Dès le moindre problème, toute l'irritation occidentale due à la nécessité de convenir les conditions au lieu de les dicter conduirait vers un nouvel ultimatum. La Russie serait indignée d'avoir été utilisée. Même le règlement du problème de l'arme chimique ne lève pas le principal différend entre la Russie et l'Amérique : qui est responsable de la guerre qui fait rage en Syrie depuis plus de deux ans ? Du coup, il vaut mieux attendre avec euphorie une grande victoire diplomatique.
Nous sommes tout de même au seuil d'une nouvelle époque. La proposition russe a fait son effet précisément car elle promettait de régler le dilemme suivant : comment éviter une guerre qui n'est souhaitée par personne - il suffit de voir les sondages de l'opinion publique aux USA et en UE - sans perdre la face. Au début des années 1990 (apparition de l'idée d'intervention humanitaire en tant que synonyme d'une guerre juste)les puissances mondiales pensaient que les conflits locaux pouvaient être réglés grâce à une intervention prenant partie pour le "bon camp", au lieu d'accords. A chaque fois il devenait de plus en plus difficile de le faire et cela suscité de plus en plus de doutes, au moins parce que le résultat ne répondait pas aux attentes.
Il s'est avéré tout à coup que la diplomatie était nécessaire : un véritable travail de professionnels qui cherchent réellement des solutions de sortie de crise et inventent ensemble de nouvelles idées, en essayant de prévoir les écueils potentiels et comment les contourner. Moins il y a de confiance mutuelle, plus il est important de discuter de toutes les nuances afin d'éviter les divergences d'interprétation, susceptibles non seulement de saper le processus mais également d'entraîner une crise bien plus profonde.
L'avenir proche sera l'époque de renaissance de la grande diplomatie. On a beaucoup parlé d'un monde multipolaire – certains avec espoir, d'autres avec inquiétude. Et le voici. L'Amérique a compris qu'il était impossible de diriger le monde de manière individuelle, d'autant que l'opinion publique, fatiguée de ce rôle de domination globale, n'est plus enthousiaste concernant l'expansion extérieure. Les acteurs revendiquant une influence sont de plus en plus nombreux mais souvent ces revendications ne sont pas appuyées par des capacités et l'aptitude à profiter de cette influence. Quoi qu'il en soit, l'époque des décisions faciles est révolue. Et on ne peut plus rien imposer à qui que ce soit : nul ne possède de tels leviers de pression, ce dont témoigne notamment la situation au Moyen-Orient.
Il est symbolique de voir Moscou et Washington à l'origine d'une nouvelle étape, bien que l'ordre bipolaire fasse partie du passé depuis longtemps. Quand on a besoin d'un véritable art de diplomatie, couplé à l'aptitude de faire appliquer les accords, la Russie et l'Amérique sont toujours inégalables. L'Europe est loin à la périphérie – divisée et immergée dans ses propres problèmes. La Chine préfère toujours rester dans l'ombre. Les nouvelles "étoiles", comme l'Inde ou le Brésil, ignorent l'approche à adopter par manque d'expérience dans la grande politique. Les poids lourds régionaux - l'Arabie saoudite, la Turquie et l'Iran - combattent de facto et on peut donc difficilement parler de la grande diplomatie. Et il s'avère qu'à nouveau tout évolue sur l'axe Kremlin-Maison blanche. Sauf qu'aujourd'hui la Russie et l'Amérique ne pourront plus décider pour les autres comme autrefois. Même si pour l'instant ils doivent le faire.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.
Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.
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