L’Histoire qui réunit (3e partie) : Soliuga – un lieu terrible

© Photo: Dariusz CycholL’Histoire qui réunit (3e partie) : Soliuga – un lieu terrible
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Il est faux d'affirmer que la division des Russes et des Polonais est historique. Ce sont seulement ceux qui refusent la réconciliation qui disent cela, ceux qui veulent que nous soyons toujours ennemis. Tous les régimes totalitaires ont construit leur empire grâce à une lutte contre quelqu’un. Les ennemis ont changé, mais pas le but du combat. Des systèmes menant au pouvoir absolu, au totalitarisme, ont été construits. Qu’importe ce qu’étaient ces systèmes et ce sur quoi ils se basaient : sur une idéologie morbide, une philosophie utopique ou une religion. Une seule chose était immuable, l’individu n’existait pas pour eux.

Parmi les habitants de Bourakhitchi, peu nombreux sont ceux qui ont entendu parler de Soliuga. C’est un petit village de bûcherons, fondé en 1920. Au début des années 1930, lors du Holodomor (la grande famine), on y déportait des Ukrainiens. On les faisaient descendre au milieu de la taïga et donnait une scie, deux haches deux miches de pain, un peu de sel et des allumettes par famille. Peu nombreux étaient ceux qui ont alors survécu.

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale les baraques des premiers déportés (il s’agit des Polonais) furent démantelés. Tout ce qu’il y avait à l’intérieur de ces baraques, toutes les poutres et planches ont été transportés à quelques kilomètres de là, vers la taïga profonde, où un village de bûcherons fut construit. C’étaient des Russes, et non plus des déportés qui sont devenus bûcherons. Ils avaient leurs propres maisons, plus solides et plus confortables.

Vera Doubenko, notre maîtresse de la maison, était originaire de ce village. Elle parlait volontiers de sa vie à Soliuga, son enfance heureuse là-bas. Elle ne se souvient pas des déportés polonais parce que Vera est née quelques années après leur départ. Mais elle se souvient des tombes de ceux qui ont été enterrés près du village. Elle se souvient aussi d’un Polonais, dont elle ne peut pas dire l’origine. Et elle l’a reconnu des années après.

« C’était un déporté », se souvient Vera, touchée. « Il y a enterré sa femme et ne voulait pas laisser sa tombe. Je pense qu’il n’avait pas où aller. Cet homme s’occupait des chevaux au village. Il aimait les enfants, et nous l’aimions beaucoup. Il jouait avec nous et il avait toujours des bonbons pour nous. »

Le chemin de fer qui menait à Soliuga a été démonté depuis longtemps, les neiges ont fondu dans la taïga et cet territoire s’est transformé en un marécage infranchissable. Les animaux sauvages, des élans, des loups et des ours peuvent apparaître sur les routes. Ce périple peut être très dangereux pour un touriste qui se déplace en solitaire, seuls les chasseurs osent s’y aventurer. La bonne nouvelle, c’est que j’étais accompagné. Slava m’a demandé de ne pas citer son nom. Il avait une voiture grâce à laquelle nous sommes arrivés à Soliuga plus rapidement : une Mercedes G.

Je ne sais pas si quelqu'un a payé Slava pour les services qu’il a rendus. Il a refusé mon argent, même ma participation pour payer l’essence.

Le lit

La route entre Bouratchikha dans Soliuga était affreuse. On peut dire qu’il n’y en avait pas, c'était un combat du conducteur avec la nature sauvage. Nous avons parcouru 18 kilomètres en 2,5 heures.

Et puis la voiture s’est soudainement arrêtée. « C’est ici », dit Slava. Nous sommes sortis de la voiture, il alluma une cigarette, et sans un mot me montra de la main une colline à 50 mètres de nous.

J’ai marché sur cette colline, le lieu de la vie et de la mort des premières victimes polonaises de la répression. Et mon pied a heurté soudain quelque chose. Un bout de fer dépassait de la terre au milieu de la taïga sauvage. C’est alors que j'ai réalisé que nous avons trouvé l’endroit que je cherchais. Quelques minutes plus tard, j'ai découvert des bouts d’un lit métallique dans l’herbe.

« Où peuvent se trouver les tombes ? », j’ai demandé à Slava. Il fit un signe de la tête en direction de la pente à la périphérie de la forêt. Sans rien dire, nous nous sommes avancés dans cette direction. Tout s’est passé exactement comme l’avait dit Fela, la mère de Kazio. Après 200 mètres, nous avons trouvé des bosses dans la terre. Dans l'une de ces bosses se trouvent les restes de l’enfant de trois ans, Kazio, que je recherchais.

J'ai apporté de Pologne une plaque commémorative. Son nom et la phrase « La mémoire est plus forte que la mort »figurent sur cette plaque. Les inscriptions sont faites en deux langues, en polonais et en russe.

C'était le 8 Juin 2013, 72 années et 5 jours après la date du décès Kazio et 30 ans après la mort de sa mère. Slava a fait rentrer la plaque dans la terre à coups de marteau. Pourquoi lui? Je ne sais pas, il s’est juste proposé de m’aider. Cette plaque laisse une impression bizarre en pleine taïga. Sur cette colline, elle reflète le soleil comme un miroir. Ce morceau de fer nous semblait métaphysique, sans doute à cause de la fatigue, des émotions que nous avons eues tout au long du voyage et de l’excitation. Le sourire d’un bébé? La main tendue 70 ans plus tard vers les Polonais qui se reposent dans cette terre ? Pour chacun de nous, c’est une mémoire particulière.

Slava monta dans la voiture et prit la route du pont à moitié détruit à travers un ravin. « Si je tombe, il y aura moins de victimes », a-t-il dit d’un ton sérieux.

Nous nous sommes retrouvés plus loin dans un village construit de poutres qui servaient aux baraques des déportés, le lieu de « l’enfance heureuse » de Véra.

Nous avons marché un peu le long des vielles maisons délabrées. Et une nouvelle surprise nous attendait : d’autres monticules réguliers. Nous avons allumé une bougie et enregistré les coordonnées de ce cimetière. Il y avait d’autres cimetières dans les environs.

(A suivre…)

 

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