Si vous n’étiez pas au courant de ce qui se passe en Russie, au cœur de la "dictature de Poutine", les "opposants sont embastillés" et le dernier d’entre eux, Alexeï Navalny serait le "Mandela russe".
Je m'arrêterai là avec ces extraits de la revue de presse française concernant le procès du blogueur d’opposition Alexeï Navalny, avec la très claire idée qu’il règne toujours dans la presse française un fort parfum de désinformation par simplification et sans doute incompréhension.
Pour beaucoup de lecteurs français éloignés de la Russie, Alexeï Navalny est un jeune blogueur, figure de proue de l’opposition russe et qui serait le concurrent principal de Vladimir Poutine. Pourtant, celui-ci, connu de seulement 37% des russes en avril 2013, est sans doute tout aussi populaire au sein des lecteurs français du Figaro ou du Monde qu’en Russie. Il est très intéressant de se demander pourquoi les journalistes apprécient autant Alexeï Navalny et tentent à ce point de le présenter comme le leader principal de l’opposition anti-Poutine.
Certes, il est jeune et charismatique et c’est lui qui a obtenu le plus de voix lors des dernières primaires au sein de l’opposition non systémique ultra minoritaire qui a émergé des manifestations de fin 2011. Au milieu des dinosaures traditionnels de l’opposition, Alexeï Navalny est apparu à ce moment là comme la personnalité la plus à même de fédérer une opposition fragmentée entre libéraux, communistes ou nationalistes. C'est ce qu’il avait commencé à faire en 2011, en donnant naissance à un courant idéologique de fusion entre les libéraux et les nationalistes: l’idéologie nationale-démocrate ou nationale-libérale un peu sur le modèle politique qu’avait tenté de créer Vladimir Milov dans les années 2000. A ce titre il est toujours étonnant de voir que les critiques sur le patriotisme d’état en Russie émanant des commentateurs occidentaux ne s’appliquent pas au nationalisme civilisé d’Alexeï Navalny.
Aurait-on le droit de défiler avec des skinheads seulement si l’on est anti-Poutine?
Ces différents courants de l’opposition ne sont cependant plus d’accord que sur un point, le départ du président Poutine. Ce serait selon eux le seul moyen de supprimer la corruption qui règne dans le pays. Car le cheval de bataille d’Alexeï Navalny, ce qui lui donne cette aura au sein de l’opposition est la lutte contre la corruption. Il a créé un site qui dénonce la corruption des autorités russes et il se présente comme une sorte de chevalier blanc face à une élite corrompue, surtout celle de Russie-Unie qualifié par lui de "parti des escrocs et des voleurs".
Alors, un chevalier blanc anti corruption réduit au silence par le pouvoir ? Les racines de l'affaire Navalny ne sont pas aussi simples.
Alexeï Navalny s’est fait investir comme candidat d’une partie de l’opposition libérale non parlementaire pour les élections municipales de septembre prochain à Moscou. Il a bénéficié au passage du soutien de membres de Russie-Unie, (le parti des voleurs et des escrocs, d'après lui, et qu’il est pourtant d’habitude si prompt à dénoncer). Les derniers sondages ne le créditaient que de 5 et 8% des voix, bien loin par exemple des 60% prévus par les mêmes sondages pour le maire actuel et candidat de Russie Unie, Serguey Sobianine.
Jeudi dernier dans la matinée, le tribunal de Kirov a condamné Alexeï Navalny à cinq ans de prison (et non de "camp") dans une affaire de détournement et d’abus de position dominante datant de l’époque ou il était conseiller d’un gouverneur de l’opposition. Pour mémoire, ce gouverneur avait été nommé à l’époque par le président Medvedev dans un signe d’ouverture politique. Dans les heures suivant la condamnation, la communauté internationale et le mainstream médiatique ont lancé leur habituelle offensive médiatique et diplomatique coordonnée sur la Russie, pendant qu’environ 8 à 10.000 manifestants se sont réunis dans le centre de Moscou pour montrer leur mécontentement à propos d'une condamnation qui est à leurs yeux non pas judiciaire mais politique.
Et puis, coup de tonnerre dans la nuit russe, le parquet annule le mandat de dépôt et ordonne la remise en liberté surveillée d’Alexeï Navalny, sans aucun doute au grand dam des chancelleries internationales et surtout des rédactions occidentales. Pour autant on peut se poser la question de savoir ce qui a pu justifier une telle décision. Comme le soulève l’analyste juridique Karine Golovko, la pression de la machine libérale a peut être contraint le procureur à déposer une demande relativement inattendue de remise en liberté, contrairement à l’idée admise en quelques heures de brainwashing médiatique que la décision de justice et la condamnation seraient le fait de pressions politiques issues du pouvoir russe.
Le lendemain, nouvelle surprise, le porte-parole du président russe Dimitri Peskov annonce que si Alexeï Navalny souhaite une grâce présidentielle il doit reconnaitre sa responsabilité. Le Mandela russe est non seulement libre, mais toujours candidat et peut même demander une grâce! On peut imaginer que celui-ci participe donc aux élections de septembre prochain et que son score qui pourrait être relativement faible signe en partie sa mort politique, mais aussi celle d’une opposition de rue toujours plus fragmentée et visiblement toujours incapable de se structurer politiquement.
Mais l’affaire Navalny peut fait naître d’autres réflexions.
Tout d’abord il est impossible de juger de l’affaire sur le fond, sans avoir eu bien entendu connaissance des faits et de tous les éléments du dossier. A ce titre la précipitation de nombre de commentateurs et journalistes à affirmer que la condamnation était injuste et politique semble bien hâtive sachant que la plupart de ces commentateurs n’ont bien évidemment pas eu non plus accès à ces éléments.
Le contexte géostratégique de l’affaire est lui extrêmement intéressant, curieusement peu commenté et il inclut une dynamique plus large.
Ce n’est un secret pour personne aujourd’hui qu’Alexeï Navalny a été en lien avec différentes structures (ici ou la) affiliées plus ou moins directement au département d’état américain. Il a notamment collaboré activement dès les années 2000 à l’organisation Alliance Démocratique (DA), dirigée par Maria Gaïdar et financée par le département d’état américain. A la même époque, le département d’état finançait dans de nombreux pays des ONGs qui ont servi de leviers pour le déclenchement des révolutions de couleurs en Serbie, Ukraine ou encore en Géorgie.
Nul doute que la Russie a prêté une grande attention à tous les activistes qui flirtaient de près ou de loin avec ces donneurs d’ordres étrangers. Une méfiance justifiée selon nombres d’analystes américains puisque très récemment c’est par exemple l’ancien secrétaire adjoint au Trésor de l'administration Reagan (Paul Craig Roberts) qui affirmait que: "la Russie a toutes les raisons d'avoir des doutes sur l'opposition politique qui semble être réunie autour d'Alexeï Navalny. Tout comme les "révolutions de couleur" dans l'espace postsoviétique, l'opposition russe est financée avec des moyens américains. Washington ne veut pas que la Russie puisse contredire sa volonté.
En janvier 2012, l’opposition russe était invitée et reçue à l’ambassade américaine afin de rendre compte (?) de la situation politique en Russie. En conséquence, en septembre 2012, la Russie a interdit les activités de l’USAID, principal outil américain d’aide à l’étranger, en raison de ses "tentatives d'influencer les processus politiques" dans le pays. Cette décision avait entrainé une déclaration du département d’état américain affirmant que: "Les Etats-Unis poursuivront leur mission de soutien à la démocratie, aux droits de l'homme et au développement d'une société civile saine en Russie".
Alexeï Navalny bénéficie en Russie de l’appui de certains hommes d’affaires influents et qui sont très souvent des membres influents et proche de l’opposition libérale, que l’on pense par exemple à Serguey Gouriev, qui a récemment fui la Russie mais le soutient financièrement ou encore par exemple au milliardaire Alexandre Lebedev qui l’a propulsé actionnaire d’Aeroflot. L’affaire Navalny semble donc parfaitement s’intégrer dans un dispositif de grand nettoyage anti-corruption entamé par le pouvoir russe (j’avais fait part de ce plan en novembre dernier) et qui voit un de ses volets concerner les membres d’une certaine nébuleuse libérale étalée entre le gouvernement et l’opposition de rue.
Cette nébuleuse fait visiblement les frais de son inconséquente politique des derniers mois. Dans le désordre on peut citer: l’organisation de violences lors des manifestations, le scandale de corruption de Skolkovo utilisé vraisemblablement comme une banque pour financer des opposants, le financement de puissances étrangères en vue de perturber les élections en créant des troubles ou encore la création de partis politiques financés de l’extérieur et destinés à renverser le pouvoir.
Une chose est sure en Russie, désormais quand un homme politique plutôt d’opposition est condamné par un tribunal, il crie au complot politique et ainsi le Kremlin s’expose de nouveau à un Tsunami de critiques internationales et d’hystérie médiatique. Ces mêmes relais sont par contre prompts à dénoncer ceux qui pointent du doigt ce double standard permanent ou les immixtions étrangères dans la politique intérieure russe.
Mais pendant que les chiens aboient la caravane passe, et la gouvernance Poutine 3.0 apparaît de plus en plus comme celle des grandes manœuvres de politiques intérieures et visiblement de la rupture politique.
Il reste à espérer qu’elle aboutisse aussi et enfin à une victoire totale sur la corruption.
L’opinion exprimée dans cet article ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction, l'auteur étant extérieur à RIA Novosti.
Alexandre Latsa est un journaliste français qui vit en Russie et anime le site DISSONANCE, destiné à donner un "autre regard sur la Russie".