Mouvements insurrectionnels en Egypte. Madiha Doss témoigne

Mouvements insurrectionnels en Egypte. Madiha Doss témoigne
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Bon sang ne saurait mentir, dit le vieux proverbe français. Il en va autant des pays et des civilisations. Forte d’une histoire immémoriale et incommensurable, l’Egypte entend se réaffirmer en tant que pays souverain, détenteur d’un islam parfaitement laïc qui n’a rien à voir avec l’islam politique répressif des Frères Musulmans.

Parlant de souveraineté, je sous-entends par là un détail historique extrêmement important selon lequel il est aujourd’hui avéré que la CIA a pendant très longtemps financé les Frères Musulmans, confrérie née en 1928 avec, à sa tête, le père de Tariq Ramadan. On voit bien où mènent, quarante ans après la mort de Nasser, les influences venues de l’extérieur. On s’aperçoit également que fondamentalisme et politique ne font jamais bon ménage, non pas du point de vue de la cohérence de l’idéologie que cette alliance produit cet aspect restant subjectif, mais du point de vue de sa viabilité socioéconomique. Le rejet musclé d’une organisation artificiellement formée à des fins mondialistes ouvre en réalité la voie à une révision profonde de la notion de panarabisme et d’islam supranational. Mais il confirme aussi la sottise initiale de l’hégémonisme étasunien qui, pour reprendre Lénine, « ven[d] la corde pour se faire pendre ». Une Afrique, un Moyen-Orient et une UE affaiblis, chaotiques, ne sont pas profitables à terme aux USA, notamment en vertu de leur dévotion béate à l’égard d’Israël.

L’exemple de l’Egypte est plus que symptomatique. On a appris hier soir, inespérément, que l’armée rejoignait sans condition la cause de l’opposition. Si les revendications du peuple ne sont pas satisfaites, [les forces armées] annonceront une feuille de route et des mesures, a déclaré la veille le commandement de l’armée égyptienne. Néanmoins, comme on pouvait s’y attendre, M. Morsi tient ferme. Il rejette tout ultimatum quitte à sacrifier ses partisans, cinq personnes du quartier général des Frères Musulmans ayant été tuées suite à de violents affrontements dans le quartier cairote de Moqattam. Qu’en sera-t-il dans les 48 heures qui viendront ?

J’ai eu la chance d’avoir Mme Doss, universitaire et membre de l’opposition, au téléphone, la veille, alors qu’on ne savait pas encore que l’armée se prononcerait. Ce détail n’enlève rien à l’intérêt que présente son témoignage dont je publie ci-dessous la transcription.

La VdlR. « Que se passe-t-il en ce moment au Caire et en Egypte de manière générale ? Les informations catastrophiques que nous font parvenir les médias ne sont-elles pas exagérées ?

Mme Doss. D’abord, je ne sais pas pourquoi vous dites catastrophiques …

La VdlR. J’entends par là la violence des soulèvements, les quelques morts dont on entend parler dans les deux camps, le désordre général …

Mme Doss. Non, regardez, ce n’est pas catastrophique ! Hier, les gens disaient « c’est la fête » ! C’est le Eid[fête en arabe] ! Parce que ce jour du 30 juin a été fixé comme une relance du mouvement révolutionnaire et du refus de la politique des Frères Musulmans ainsi que celle du Président élu, Morsi. Il y a eu un appel à la population de se soulever par le biais d’un mouvement de jeunes qui s’est donné le nom de Tamarod, mouvement rebelle. Ce dernier a parfaitement bien réussi puisque le nombre de gens qui ont gagné les places a dépassé toute attente. On n’imaginait pas que plus de 5 millions de personnes descendraient dans les rues. Pourtant, selon un décompte réalisé par l’armée, ils étaient 14 millions. La CNN a quant à elle mentionné un chiffre qui m’a semblée assez invraisemblable et qui tourne autour des 33 millions … Enfin, les chiffres officiels donnent un chiffre compris entre 14 et 17 millions, ce qui n’est pas étonnant, puisque ce n’est pas seulement Le Caire et la Place Tahrir qui sont uniquement concernés. Personnellement, je n’étais pas à Tahrir, j’étais autour du Palais présidentiel. On ne le voyait même pas tellement c’était loin du point où on manifestait au mois de novembre ! Donc, c’est Le Caire qui est engagé ainsi que toutes les places du Caire avec des marches qui faisaient de 3 à 5 km de long. Il ne faut pas non plus oublier Alexandrie, la ville ouvrière de Mahala, Tanta, Mansourah et même des villes de Haute-Egypte comme Assiout où il y a eu beaucoup de morts. Beni Suef et Assiout sont des villes où il y a rarement de tels soulèvements … Tous ces faits reflètent l’expression populaire du refus de la politique de ce régime et du Président Morsi, élu, il est vrai, mais qui n’a pas du tout fait ce qu’il avait promis.

La VdlR. Il semblerait que l’opposition ait donné deux jours à M. Morsi pour qu’il démissionne. Est-ce que vous confirmez cette information ?

Mme Doss. L’opposition, c’est-à-dire Tamarod, les rebelles, ont dit que jusqu’à demain 17 heures [donc aujourd’hui], Morsi devrait se retirer sans quoi on passerait à des émeutes civiles qui ont d’ailleurs déjà commencé d’une certaine façon puisque les centres administratifs des provinces sont complètement bloqués. Ils sont entourés, encerclés et empêchés d’agir.

La VdlR. Quels pronostics si Morsi ne prête pas l’oreille à l’ultimatum qui lui a été adressé ?

Mme DossIl y aura alors bien sûr de la violence puisque les gens ne lâcheront pas prise ! Et puis, je dois vous dire, le pays tel qu’il est en ce moment est ingouvernable. Vous avez une moyenne de 10-15 millions de personnes qui sont descendues dans les rues et qui ne vont jamais s’arrêter ! Le mouvement va crescendo. Il y a un appel pour demain [aujourd’hui, 2.07] à un rassemblement de millions, encore une fois, comme pendant les 18 jours de 2011. Le Président n’a pas répondu à toutes les propositions de participation des forces politiques autres que la sienne, contrairement à ce qu’il avait promis. Il avait dit qu’il allait faire participer toutes les forces, il n’a rien fait de tel. Au contraire ! Il est en train de faire systématiquement le vide dans les ministères, dans les organismes où il place des Frères Musulmans à la place des cadres, tous les cadres sans exception. Il y a un nouveau ministre au Ministère de la culture qui s’est donné comme charge de remplacer tous les cadres dont certains étaient très compétents, parfaitement honnêtes, des universitaires, cela sous prétexte qu’il était en train de nettoyer … mais en fait, nettoyage il n’y a pas eu. Je défends le ballet, je défends les arts, lui, il met des restrictions. Le bureau de son ministère a été saisi et entouré. Depuis un mois il y a des spectacles autour … ça s’est transformé en champ artistique. Il n’a donc voulu faire aucune concession, cela, depuis le début de son mandat ! Le pays est gouverné en dépit du bon sens ! Vous pouvez imaginer qu’il a mis un représentant de province qui avait participé aux assassinats de Louxor ! Ca vous donne d’emblée une idée de la gestion du pays.

La VdlR. Comment expliqueriez-vous la progression de l’islam politique que représentent, en définitive, les Frères Musulmans ? Au Maghreb, on peut relever le Maroc où le Premier Ministre est un Frère. L’Egypte est aussi touchée, hélas, forte comme elle l’était naguère de l’héritage de Nasser !

Mme Doss. Mais après Nasser il y a eu el-Sadate !

La VdlR. Mais oui ! Mais alors justement, y-a-t-il eu une tentative de retour à l’héritage nassérien ?

Mme Doss. Non mais écoutez, c’est différent ! Le pays de Nasser n’est plus l’Egypte d’aujourd’hui. Moi je suis de la génération de Nasser, celle qui a vécu 67 etc. Je veux dire par là qu’à l’époque de Nasser, c’était une nation en construction, Nasser lui-même était perçu un peu comme un nouveau Méhémet-Ali. Mais aujourd’hui, c’est toute une jeunesse, toute une catégorie de gens qui ont moins de trente ans ou autour de trente ans et qui ont accès à tous les moyens électroniques modernes, ceux-ci étant axés sur les informations du monde extérieur qui ne sont plus servis par une nation qui « met la cuillère dans la bouche » en disant de faire ceci ou cela. Du temps de Nasser, il y avait un gouvernement centralisé, efficace et puissant, et qui menait, de toute évidence, une certaine politique laïque … en tout cas, l’ennemi numéro 1 de Gamal Abdel Nasser, c’était quand même les Frères Musulmans et il en était ainsi jusqu’au bout. Le problème est bien plus profond aujourd’hui et plu prometteur, parce qu’il y a le sentiment que ces gens-là – les Frères Musulmans – ne font qu’utiliser la religion. Probablement s’agit-il du début de la fin de l’islam politique. En tout cas, l’Egypte offre un spectacle assez intéressant … Je ne sais pas si vous avez entendu parler du programme de télévision d’un Monsieur qui s’appelle Bassem Youssef qui se produit tous les vendredis … C’est un chirurgien qui s’est transformé en critique du régime politique. Il a un correspondant américain qui s’appelle John Stewart. Alors M. Youssef se moque de tous les dirigeants qui essayent d’utiliser la religion à des fins politiques et je dois noter que son programme, El Bernameg, est l’un des plus suivis actuellement en Egypte ».

Pendant que j’écrivais cet article, une nouvelle est tombée selon laquelle Mohammed el-Baradi, ancien chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), prix Nobel de la paix, aurait été choisi par l’opposition en tant que son représentant légal. Un choix à multiples facettes si l’on considère, d’un côté, la proximité de cet ancien candidat à la présidentielle avec les services de renseignement américains, de l’autre, sa finesse géostratégique dans l’affaire iranienne … A suivre.   N

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