Grâce à une étude de Fabien Bellat, docteur en Histoire de l’art de l’Université Paris X, j’ai eu la chance d’apprendre que les parcs construits dans les années 1930-1950 en URSS ressemble bien à ceux de Versailles, de Chantilly ou de Sceaux. Il se trouve que l’héritage des idées du grand jardinier du roi Louis XIV André Le Nôtre n’est pas tombé dans l’oubli mais a été appliqué par les architectes constructivistes soviétiques tels que Konstantin Melnikov, Alexandre Vlassov, Mikhail Korzhev. Lors de la conférence consacrée à ce sujet dans la Maison centrale d’artistes à Moscou F. Bellat a démontré que les éléments des jardins symbolisant la monarchie française avaient été pris en compte d’une façon extraordinaire dans l’architecture paysagiste de différentes villes de l’Union soviétique à l’époque stalinienne. Par exemple, les parterres du parc central de Moscou, Parc Gorki, sont faits absolument dans l’esprit des Tuileries. Parfois on assiste à une transformation conceptuelle des idées du XVII siècle très intéressante. Dans un parc construit dans les années 30-50 du XXème siècle il y a tous les éléments de l’aménagement paysager de l’époque du Rois-Soleil : les parterres, le canal, la fontaine centrale. Mais au lieu de château on a un stade ou un bâtiment qui peut servir d’université ou de maison de la culture. C’est le cas de l’ensemble paysager de l’Université d’Etat de Moscou Lomonossov qui a été créé suivant le projet de Mikhail Korzhev. Il y a une espèce de tentation versaillaise à l’Université Lomonossov qui est assez étonnante,estime Fabien Bellat. Il y a eu donc lieu une synthèse de l’esthétique à la française et des éléments idéologiques soviétiques. En URSS on essayait d’adapter l’aménagement paysager du passé à une fonctionnalité moderne.
On vous présente l’interview avec l’historien de l’art Fabien Bellat.
LVdlR : Qu’est-ce qui vous a poussé à étudier le sujet de l’influence des jardins à la française sur les parcs russes ?
Fabien Bellat : Je sentais qu’il y avait quelque chose. Parce que les aménagements paysagers c’est un domaine qui est très difficile à étudier. C’est qu’on n’a pas forcement toujours de bons éléments. Mais par rapport à l’histoire de l’Union soviétique je me demandais ce que les architectes que j’ai beaucoup étudié avaient fait là-dessus. J’ai commencé à cherché et tout de suite j’ai senti qu’il fallait aller plus loin. C’est à ce moment-là que le château de Versailles m’a demandé si j’étais intéressé pour participer à l’exposition. C’est une coïncidence extraordinaire. Et à partir de ce moment-là j’ai pu venir plusieurs fois à Moscou et découvrir tous ces dessins.
LVdlR : Est-ce que c’est vrai que partout dans toutes les villes de Russie il y a des exemples de l’emprunt des idées de Le Nôtre ?
Fabien Bellat : Pas dans toutes les villes mais dans beaucoup de squares, dans beaucoup de petits parcs il a y des traces de cet esprit christicisant XVIIème siècle adapté au XXème siècle. C’est un peu une esthétique commune à l’ensemble de l’Union soviétique.
La contribution de Le Nôtre dans l’architecture mondiale ne peut pas être surestimée. M. Bellat nous explique pourquoi ses idées ont été appliquées jusqu’à nos jours :
Fabien Bellat : Ce sont des idées qui étaient de qualité. C’était des idées solides qui marchent. Comme toutes les bonnes idées elles survivent à travers les siècles, elles changent, elles se transforment, s’adaptent à une nouvelle culture, à une nouvelle technologie. Mais il y a quand même toujours quelque chose qui reste dynamique et qui répond toujours à notre imaginaire, à notre envie d’avoir ce genre de jardins. En fait ce sont des lieux de repos et de loisirs. Donc il y a un usage social, un usage de plaisir de détente. Donc c’est vraiment utile pour l’ensemble de la population. Et le fait de leur donner une allure plus majestueuse ça correspondait à la culture stalinienne, de montrer une image impressionnante de pays. C’est vraiment politique. Même dans les jardins.
C’est vraiment intéressant de voir quelqu’un de l’étranger qui connait notre histoire et notre architecture parfois mieux que nous-mêmes, les autochtones. Et il faut admettre que la vision des choses de l’extérieur contribue parfois à une analyse plus profonde de la culture de l’autrui.
Fabien Bellat : Je pense que c’est aussi intéressant parce que moi je suis français et je regarde votre culture d’un œil extérieur. Justement je vois des choses que vous ne voyez pas parce que vous y êtes habitué. Quand je travaille avec mes collègues russes, on réfléchit, on se dit : « Tiens, il y a ça et on n’avait pas compris ça ». Et moi je regarde et tout à coup je dis : « Mais vous avez raison, il faut comprendre ça comme ça ». Donc bref, c’est un dialogue. Vraiment, on travaille entre les deux pays et quelque part on apprend mieux connaître la culture de chacun.
Il est évident que pour Staline l’Union soviétique était un empire. Il faisait tout pour rendre cet empire grandiose, il utilisait n’importe quelles méthodes pour parvenir à ce qu’il désirait. F. Bellat n’accepte pas la cruauté du régime de Staline mais admire le talent des artistes, des architectes qui travaillaient à cette époque difficile.
Fabien Bellat : C’est intéressant parce que comme tous les empires, l’Union soviétique avait des aspects magnifiques et aussi des aspects ignobles. Et ça c’est d’histoire de l’être humain. Vous voyez de très grands crimes et en même temps vous voyez de très grandes merveilles. Le travail d’un historien est de voir finalement que l’être humain est complet, il y a eu des choses abominables de faites, et d’un autre côté vous avez ces chefs-d’œuvre de l’art qui montre que l’esprit humain arrive toujours à faire quelque chose de beau. Même dans les pires conditions. Il y a toujours quelque chose qui est intéressant dans des périodes difficiles. Ces architectes ont travaillé dans des périodes très difficiles sous un régime qui pouvait les emprisonner, les empêcher de travailler. Mais parfois ils ont réussi à contourner ces difficultés pour créer des lieux extraordinaires. Ce sont des œuvres qui appartiennent à notre imaginaire maintenant.
Le résultat de l’étude de M. Bellat vous verrez lors de l’exposition à venir à Versailles.
LVdlR : En ce qui concerne l’exposition à Versailles pourriez-vous donner plus de détails.
Fabien Bellat : On l’ouvre le 21 octobre 2013. L’exposition va durer jusqu’en février. Donc on commence sur comment Le Nôtre est devenu le jardinier des grandes familles aristocratiques, comment il a commencé à travailler pour Versailles. Et surtout l’intérêt de l’exposition c’est de montrer l’importance de ses idées, comment le prestige du jardin à la française s’est continué à travers les siècles jusqu’à nos jours finalement. Jusqu’à nos jours on dessine des jardins qui sont influencés par le style de Le Nôtre.
Pour conclure j’ai posé à M. Bellat une question personnelle sur le genre d’architecture qu’il aime le plus.
Fabien Bellat : Moi j’aime les architectures complètes. J’aime les architectures qui montent un peu. Ça ne m’intéresse pas la pureté monacale, la fausse simplicité. Je m’intéresse à des architectures qu’on ne peut pas comprendre tout de suite. On les regarde, on se dit : « Qu’est-ce que c’est cette chose ?». On regarde plus attentivement et on se dit : « Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? Pourquoi il a utilisé ça ? ». Et petit à petit on comprend que l’architecte a manipulé notre perception de la réalité, il a créé un autre univers à travers de son bâtiment. Et dans l’architecture stalinienne il y a beaucoup de cas comme ça. C’est une architecture qui manipule l’espace. J’aime les choses qui sont un peu étranges, bizarres. Et pour l’Union soviétique c’est parfait.
L’architecture stalinienne donc a eu l’ambition universaliste d’utiliser toutes les sources de l’histoire au service de l’URSS. L’idéologie de l’Union soviétique s’inspirait des idées impériales dans tous les domaines. Et les idées de Le Nôtre, jardinier de Lois XIV qui a instauré la monarchie absolue en France, convenaient on ne peut mieux à l’atteinte des objectifs des autorités de l’URSS.