De nombreuses manifestations secouent les grandes villes turques depuis plusieurs jours. D'où vient la colère de cette population divisée entre l'Europe et l'Asie ?
Ce qui s'est passé
Tout a commencé, comme souvent, par une broutille : les autorités ont tenté de raser le petit parc Gezi (300 mètres sur 150), près de la place Taksim, pour y construire un centre commercial.
Une cinquantaine d'activistes locaux ont d'abord voulu s'y opposer et ont été dispersés le 28 mai avec du gaz lacrymogène, pour laisser place aux bulldozers.
Soudain, tout a basculé. Des sympathisants ont commencé à installer un campement dans le parc et les 29 et 30 mai, la foule s'est sensiblement agrandie. La police a alors lancé des raids pour interpeler les manifestants. Puis l'information s'est enflammée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux : ces interventions auraient fait des dizaines de blessés.
Une manifestation de solidarité avec les victimes a commencé dans la soirée du 31 mai et la protestation a encore gonflé et les 1er et 2 juin : des dizaines de milliers de personnes défilaient dans les rues, non seulement à Istanbul mais aussi dans d'autres villes plus ou moins grandes du pays.
Rappelons-le : tout a commencé par un parc. Puis la voix de la foule est rapidement montée, allant jusqu'à exiger la démission du premier ministre Erdogan.
Comme un bonne scène de ménage, en somme : un couple a ravalé son irritation pendant des années et la déverse en l'espace de quelques secondes pour une simple poubelle pleine ou une tasse sale.
Ce que demande le peuple
La foule exige tout et n'importe quoi. Hormis le slogan purement émotionnel "ne touchez pas à nos gars", il s'agit principalement d'une sorte de kémalisme fondamental. Les manifestants exigent en fait de leur gouvernement de remplir les principaux points de la doctrine de Mustafa Kemal Atatürk, qui fixait la nature laïque de l'Etat et orientait la Turquie vers les valeurs européennes.
Pour les Turcs, c'est une forme d'expression politique. La vente d'alcool est interdite après 22 heures ? Ils iront en acheter de manière ostentatoire. Non pas qu'ils veuillent boire – les Turcs boivent peu en règle générale. Mais parce que cette restriction est une initiative des islamistes et beaucoup estiment qu'ainsi, ces derniers font de très petits pas pour bâillonner le régime laïque.
C'est pourquoi on constate aujourd'hui une projection de tous les reproches de la population urbaine turque à l'égard du premier ministre Erdogan et de ses collaborateurs islamistes, qui s'appuient sur la partie plus conservatrice de la population.
Les scénarios éventuels
Il est encore trop tôt pour le dire mais deux contradictions qui font actuellement pression sur la politique intérieure de la Turquie pourraient faire dégénérer la vague de protestations en crise politique à part entière.
Premièrement : la réaction d'une grande partie de la population, habituée à vivre dans un pays laïque face à l'éventuelle islamisation de la Turquie. Ce qui se passe dans les villes turques pourrait ainsi être interprété comme une antithèse du Printemps arabe, où la vague du triomphe de la "démocratie" qui a balayé les régimes corrompus - autoritaires mais laïques - a porté les islamistes au pouvoir.
Deuxièmement, une forte opposition interne demeure en Turquie entre les islamistes et les militaires (se considérant comme les protecteurs des succès de la modernisation kémaliste). Ces dernières années, après avoir réussi à consolider l'électorat conservateur, Erdogan a pu porter plusieurs attaques douloureuses au sommet des autorités militaires mais l'armée demeure un bastion de l'opposition.
Ces deux facteurs se complètent et, dans des circonstances propices pour les adversaires d'Erdogan, pourraient engendrer une situation de crise politique intérieure pour les islamistes. Elle serait certainement limitée car si la base de soutien des nationalistes laïques est grande, elle reste toutefois inférieure à celle des islamistes.
Cependant, une telle évolution de la situation ne pourrait pas être ignorée, ce qui pousserait le parti au pouvoir à adopter un comportement plus souple. De là à satisfaire les exigences actuelles des manifestants, c'est une autre histoire.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction