Les eurosceptiques avaient raison. Tel est le constat sec, intransigeant, presque amer de M. Florin Aftalion, Professeur émérite à l’ESSCE, spécialiste de l’économie monétaire et de la gestion quantitative. Son analyse date du mois d’août 2012, c’est-à-dire qu’elle a été publiée bien avant la crise chypriote, bien avant que cela ne commence à sentir le roussi, car le cas de la Grèce, passablement responsable de son infortune, pouvait encore s’expliquer tout en tenant lieu de cette exception si nécessaire qui confirme toujours la règle.
Je me souviens avoir alors contacté l’un des représentants actuels de la Fondation Robert Schuman. L’optimisme enthousiaste, voire quasi-exalté de cette personne m’avait autant enchanté que troublé. L’UE, m’avait-il alors dit, n’abandonne jamais ses membres dans le malheur. La Grèce souffre, à notre tour de nous serrer la ceinture par solidarité. Et bien naturellement, le « un pour tous et tous pour un » de Dumas ayant le privilège de l’infaillibilité, la zone euro serait à terme sauvée. Que voit-on à terme, au bout de quelques mois seulement ? Le gouvernement français va fouiller dans les poches des retraités et des invalides, la province allemande gémit, Chypre se disait prête, il y a peu, à mettre la main sur les avoirs des oligarques russes (soit dit en passant, ça leur servira de leçon), ce qui aurait été chose faite si la Russie n’avait pas riposté en lui rappelant son endettement. A l’heure où nous en sommes, la racine du mal n’est pas si facile à trouver, un peu comme dans le cas d’une maladie restée trop longtemps sans traitement.
En réalité, l’égalitarisation forcée des membres de la zone euro tenait à la base au fait que Bruxelles et Frankfort voulurent ignorer la différence entre taux d’intérêt nominal et taux d’intérêt réel ce qui induit maintenant le même taux d’inflation pour tous les pays membres. Convenez que l’Italie n’est pas l’Allemagne, que Chypre et Grèce ne peuvent tenir tête à la France ce qui, inévitablement, les précipita dans le gouffre. La suite du scénario ? Elle est bien simple. Devenus interdépendants, les Etats en crise s’enfoncent dans des emprunts sans fin, cumulant les dettes auprès des marchés. Inquiets de ne pas être remboursés, les marchés exigent des rémunérations de plus en plus copieuses sans nul égard pour la situation ô combien lamentable de leurs clients. Toute tentative de faire remonter le Titanic ne conduit qu’à une amélioration provisoire suivie d’une rechute conséquente.
M. Aftalion n’est pas le seul à crier gare. Charles Sannat, Directeur des Etudes Economiques du site AuCoffre.com, livre un article extrêmement méchant … enfin, que dis-je, réaliste. La rhétorique audacieuse de cet auteur consiste à démontrer que toutes les mesures adoptées pour pallier à la crise, toute sauf une ont fait fiasco. On nous a dit qu’il fallait sauver les banques et les banques furent sauvées, tous les ans depuis cinq ans avec l’argent des gens (…). On nous a dit qu’il fallait un pacte de croissance et le pacte de croissance fut crée. Mais pas la croissance (…). Ces formules diatribiques sont récurrentes. Elles préparent le glissement de la fin : il fallait, face aux déficits, de l’austérité et de la rigueur. Sitôt dit, sitôt fait, mais à une nuance près : les catégories les plus vulnérables payent plus les pots cassés que l’establishment français. Impitoyable, l’auteur nous voit déjà dans la peau d’un chypriote moyen prenant d’assaut la banque qui l’a volée. Si l’île de Chypre a pu boire la coupe jusqu’à la lie, pourquoi la France ne la boirait-elle pas à son tour ?
Ces considérations exposées, j’ai demandé M. Jacques Sapir, économiste, directeur d’Etudes à l’EHESS d’éclairer ma lanterne sur des questions qui se posent bien souvent par rapport à la viabilité générale de l’euro dans le contexte de la construction européenne.
La Vdlr. « Peut-on en principe s’imaginer une UE sans euro, certains experts considérant que l’effondrement de la monnaie unique conduirait à la chute de la construction européenne ?
Jacques Sapir. En réalité, l’UE peut parfaitement fonctionner sans l’euro. Elle l’a déjà fait avant 1999, il faut quand même le rappeler, et elle le fait aujourd’hui pour les pays qui sont membres de l’UE sans être membres de la zone euro. La zone euro compte uniquement 17 pays alors que l’UE compte 27 pays. Il y a donc 10 pays – et dont certains ne sont pas des moindres (la Grande-Bretagne, la Suède ou le Danemark etc.) – qui ne font pas partie de la zone euro. Alors il est vrai qu’un échec de l’euro serait un échec d’une institution européenne mais l’UE – et cela fait dans un certain sens sa force – a réussi par le passé à surmonter des échecs dont certains étaient encore bien plus graves que la dissolution potentielle de l’euro. Par exemple : l’échec du projet de Constitution européenne en 2005 qui a été extrêmement important et pourtant, l’UE n’en est pas morte.
La VdlR. Permettez-moi de citer l’un de vos collègues, M. Philippe Waechter : « La construction européenne ne fonctionne pas bien et c’est à nous tous d’œuvrer pour en améliorer la dynamique, car l’Europe et les Européens restent la plus belle des idées ». Cette romantisation du phénomène européen, n’est-elle pas exagérée ? Je me demande si un Français ou un Allemand moyen se cramponne vraiment à l’idée d’européisme alors que n’importe quel citoyen pense avant tout au bien-être de son pays sans trop se soucier du voisin. On peut même se demander si l’idée d’Europe n’a pas à terme tué celle de nation. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Sapir.Sur la question de la romantisation, je trouve que le terme que vous utilisez est effectivement très bien choisi. Il y a une vision romantique de l’UE, mais c’est quelque chose de très franco-français. On ne retrouve pas du tout cette vision en Allemagne, en Suède, en Finlande et dans d’autres pays. Donc, il ne faudrait pas lire l’UE uniquement avec une vision française. Par ailleurs, si on regarde le cas de l’Allemagne, il y a des arrêts répétés par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe qui disent tous la même chose : il n’existe pas de peuple européen et donc, les nations sont les seules dépositaires et les seules bases possibles pour la démocratie. Ce sont des arrêts qui sont extrêmement importants. Ils indiquent qu’en réalité l’Europe doit fonctionner comme une confédération d’Etats-nations et non pas se développer comme un substitut aux nations. Dans le cas de la France, on voit bien que cette vision romantique de l’UE existe bel et bien, mais elle existe où ? Essentiellement, dans une partie des élites politiques ! Je dis une partie seulement parce qu’il y a tout de même toujours eu un courant eurosceptique relativement fort et surtout dans les élites médiatiques ! Si l’on regarde ce que pensent, par exemple, les jeunes Français, ce que pense la population française de l’Europe, elle dit que oui, l’Europe, c’est très bien, mais nous nous sentons Français, nous ne nous sentons pas Européens. De ce point de vue-là, on ne peut pas dire que l’Europe a tué les nations. En réalité, les nations continuent de vivre, elles continuent, d’une certaine manière, à se renforcer. Par contre ! Il y a un point – et il s’agit d’un aspect pervers de la construction européenne – où l’UE affecte la notion de nation, c’est quand elle essaye, à travers différentes crises, de s’approprier toute une partie de la souveraineté des nations et donc effectivement de les dépouiller de la réalité de leur pouvoir. Mais on voit bien que ceci se heurte désormais à des oppositions de plus en plus farouches. Ce sont ces oppositions qui expliquent, par exemple, l’échec du Traité constitutionnel en 2005. Ce sont ces oppositions qui expliquent aussi la montée d’un très violent euroscepticisme, en Angleterre bien entendu, mais aussi en Italie, en France, etc. On voit donc qu’il y a de fait un attachement très profond des populations à ces nations.
La VdlR. Vous dites dans votre dernière intervention que l’Allemagne profite de l’existence de l’euro à hauteur de 3 % de son PIB, alors il semble donc qu’elle se porte tout de même assez bien nonobstant la crise. Or, d’après un sondage qui a été réalisé fin 2012 auprès de la population, 51 % des allemands aspireraient à quitter la zone euro… je ne parle même pas de la Bavière qui n’arrête pas de gémir parce qu’il y a de quoi. Comment expliquer alors un tel décalage entre la réalité des choses et la réaction des gens ?
Jacques Sapir. C’est un décalage que l’on peut comprendre si l’on voit qu’il y a une grande différence entre l’Allemand de base et les dirigeants allemands, plus concrètement, les dirigeants des grandes entreprises. Oui, c’est vrai, l’Allemagne profite aujourd’hui de la zone euro et on peut estimer qu’elle va faire près de 3 % de son PIB en plus grâce à l’existence de la zone euro. Mais ces profits, ils vont essentiellement dans la poche des dirigeants de ces grandes entreprises. Vous savez, on a calculé que depuis 2000, le revenu réel des Allemands avait stagné (après impôts) alors que le revenu des grands patrons du DAX (équivalent de notre CAC 40 ou du RTS russe) avaient doublé en termes réels. Et c’est là en fait la clé de cette espèce de schizophrénie allemande. La population voit bien pour sa part qu’elle souffre de l’euro et qu’on lui demande toujours de nouvelles contributions, en particulier du point de vue fiscal, elle est inquiète sur les conséquences que l’euro aura à la fois en termes d’inflation qu’en termes de stabilité bancaire pour les grandes banques allemandes. Par contre, les dirigeants économiques de l’Allemagne ne voient eux que les profits qu’ils encaissent de l’euro. C’est pour cela que l’on a une situation où, derechef, on a une élite politique, médiatique et économique qui est pour la maintien de la zone euro, bien entendu en payant le moins possible pour la faire fonctionner, et on a une population qui est de plus en plus eurosceptique. Vous savez qu’il y a un parti qui vient d’être constitué justement sur la base du refus de l’euro et les premiers sondages ont montré que ce parti pourrait avoir jusqu’à 24 % des voix des Allemands aux prochaines élections générales de septembre 2013.
La VdlR. Question d’ordre eschatologique. Croyez-vous que l’ère de l’euro touche vraiment à sa fin ou alors il faudra attendre une véritable catastrophe économique pour que l’Allemagne et la France finissent par renoncer à la monnaie unique ?
Jacques Sapir. L’euro fonctionne au bord du gouffre depuis maintenant environ trois ans. La crise de l’euro a réellement éclaté à la fin de l’hiver ou au début du printemps 2010 autour de la Grèce. Et depuis ces trois ans, chaque fois que nous avons une crise, on y apporte des solutions qui sont extrêmement provisoires et qui, en fait, aggravent le processus de crise. Ce qui fait que la crise suivante est toujours plus grave. Par exemple, il est très frappant que la crise chypriote – alors que Chypre ne représente que 0,2 % du PIB de la zone euro, c’est-à-dire rien du tout – ait ébranlé l’euro jusque dans ses fondements. C’est donc à travers cette accumulation de crises, de solutions qui n’en sont pas et qui en fait vont produire une aggravation de la crise en question, que l’on va arriver, à un moment donné, à une situation qui va être complètement insupportable. Ce que je n peux pas dire c’est est-ce que les gouvernements, prenant conscience de la gravité de la situation, se décideront à dissoudre l’euro – ce serait la meilleure des solutions – ou bien est-ce que l’on connaîtra une nouvelle crise, par exemple, avec un redémarrage de la crise bancaire en Espagne, avec la crise italienne … il peut y avoir toute une série de ces types de crises qui déclenchera une spéculation massive et qui cette fois-ci emportera l’euro pour de bon ».
L’exemple chypriote confirme autant la règle que l’exception. Considérez un peu ce dilemme flamboyant : si on fait dégager une bonne partie des dépôts pour éviter la faillite totale, les fonds quitteront l’île de Chypre. Si on ne le fait pas, une dévaluation des plus sévères viendra frapper de plein fouet les ménages, la consommation chutera et avec elle la production. Nous sommes confrontés à une impasse totale, à une aporie à faire rêver Zénon, cela parce que l’euro, à sa racine, représente comme le disait si bien Milton Friedman une illusion technocratique. Peut-être fallait-il l’écouter avant …