Emir Kustirica : Cela fait longtemps que j’écris un roman qui s’appelle Mon cher Fedor. Ce roman parle d’un jeune homme qui se pose des questions existentielles et se demande si la morale existe. Le destin l’amène au Kosovo, où il retrouvera sa petite amie, qui lui est très attachée. Cette fille a des liens avec un autre héros principal de mon histoire qui s’appelle Fedor Dostoïevski. C’est ce dernier qui sauve le jeune homme de la greffe d'organes. En me fondant sur ce roman, je compte tourner un film, si Dieu le veut. La société serbe a complètement oublié ce problème de trafic d’organes, car c’était la condition sine qua non des négociations avec les personnes qui s’en occupaient. Voilà la raison pour laquelle on a commencé à parler de mon film dans les médias. En fait il s’agit du roman. Le film devrait sortir sur les écrans d’ici cinq ans environ. Je pense le tourner en Russie, étant donné que la plupart des événements ont lieu à Saint-Pétersbourg. Je ne pourrai pas le faire au Kosovo, car je ne suis pas sûr qu’on m’y accueillera les bras ouverts, vu le thème que j’aborde.
La Voix de la Russie : Sera-t-il difficile de trouver un lieu de tournage en remplacement du Kosovo ?
E. K. : Non, les paysages vétustes de ce type existent en Roumanie, par exemple. Le trafic d’organes n’est pas le thème principal de mon travail. Le fil directeur – c’est le dilemme moral du réalisateur. Un oligarque lui propose de l’argent pour tourner son film, à condition que le réalisateur tue sa femme. A la fin, le thème du trafic d’organes est évoqué.
LVdlR : A quel point cette question est-elle importante ?
E. K. : C’est un problème important car il est passé sous silence. Il y a des livres sur ce thème, mais ces livres ne peuvent pas attirer l'attention sur la question comme un film peut le faire.
LVdlR : Vous avez promis une première russe de l’opéra punk Le temps des Gitans lors du festival musical Cubana. Qu’en est-il de vos projets ?
E.K. : Il s’agira d’une des versions de la production mise en scène à l’opéra Bastille d’après le sujet du film Le temps des Gitans. Elle reflète mon amour pour l'abstraction, qu’il est plus facile d’exprimer au théâtre qu’au cinéma. Dans le film, il faut montrer la réalité, alors qu’au théâtre, notamment celui de Meyerhold que j’adore, on peut faire appel à l’imagination et l'ingéniosité. Le public sera surpris.
LVdlR : Dans la colonie ethnique Drvengrad, il y a une rue baptisée en l'honneur de votre idole, Federico Fellini. Il disait que même s’il tourne un film sur les poissons, c’est quand-même un film sur lui-même. Pourriez-vous en dire de même de vos films ?
E.K. : Certes. Tous les films que j'ai réalisés parlent de mes obsessions, de mes expériences. Chaque film - c'est ma vision du monde, consacrée à des sujets différents.
LVdlR : Certains médicaments font disparaître la douleur, d’autres ont un effet thérapeutique. Si l’on transpose ce principe dans l’art…
E.K. : L'art véritable n'a jamais été un analgésique, il a toujours eu un effet thérapeutique. La confirmation – ce sont les symphonies de Mozart qui réduisent le risque d’épilepsie de 10% si l’on les écoute souvent, disent les scientifiques.
LVdlR : Et dans le cinéma moderne ?
E.K. : Les films tournés actuellement n’ont pas un tel effet. Ils sont caractéristiques par un certain détachement. Et si vous regardez de près ce qui se passe en Serbie, vous comprendrez de quoi je parle. Récemment, nos responsables culturels ont déclaré que l'art doit s’inscrire dans le système de l’économie de marché. C’est le début de la fin pour tout un peuple ! Sans l'aide de l’Etat la culture ne peut pas subsister, et notre Etat alloue 0,68% du budget à la culture. Le désir que la culture fasse partie de la vie spirituelle de notre peuple est absent.
LVdlR : Et quel film parmi ceux que vous avez réalisés possède un fort effet thérapeutique sur le public ?
E.K. : Probablement, Chat noir, chat blanc.