La majorité d'entre eux n'avait jamais visité le Daghestan et y allait avec une certaine appréhension. Et bien que l'hospitalité caucasienne, le patrimoine culturel et le potentiel touristique de la république aient agréablement surpris les blogueurs, leurs impressions restent contrastées — tout comme l'est la situation dans cette région complexe et densément peuplée.
Visite nocturne de la capitale
"Quand j'ai écrit sur Twitter que j'allais venir ici, mes lecteurs ont tenté de m'en dissuader: n'y va pas, c'est la guerre, il y a des meurtres partout, tu reviendras circoncis", explique Jora Rojko, spécialiste en technologies SMM (Social Media Marketing ou Marketing social), fort de 50.328 abonnés sur Twitter et 5.600 sur LiveJournal.
En arrivant dans la république il a rassuré ses lecteurs: tout est calme à Makhatchkala.
"Mais c'est vrai qu’il y a beaucoup de Daghestanais dans les rues", plaisantent les blogueurs qui participent au voyage.
L’un d’eux reconnaît qu'il avait une certaine appréhension en venant ici. "Les nouvelles qui nous parviennent sur la situation au Daghestan rapportent chaque jour des explosions et des attentats. Ma mère ne voulait pas que je parte", dit-il. Elle appelle toutes les cinq minutes pour vérifier si tout va bien.
Le soir, Jora Rojko ne manque pas l'occasion de se vanter sur Twitter: "Depuis une demi-heure nous nous promenons de nuit au Daghestan. Sans gardes du corps. Toute baigne".
Les abonnés lui répondent en faisant allusion à la passion des Caucasiens de danser la Lezguinka à Moscou: "Pourquoi ne pas danser la Kalinka pour faire le plein des sensations?".
Les balades dans la ville nocturne, pleine de jeunes vagabonds, ont été une occasion importante de défier le danger. "On se promène à Makhatchkala de nuit à la recherche d'une brochette d'agneau", écrit le député de l'assemblée municipale d'Iakimanka Dmitri Zakharov sur LiveJournal.
Mais les blogueurs n'ont pas été emballés par l'idée de danser au Daghestan. Ils ont préféré écrire encore quelques commentaires sur les réseaux sociaux et envoyer des photos via Instagram – en plus, ils ont trouvé des brochettes.
Les abonnés n'ont pas reconnu le Daghestan
Les voyages de blogueurs, organisés dans une région ou une entreprise, sont devenus un outil de propagande populaire sur les réseaux sociaux ces dernières années. Si, avant, on invitait des journalistes pour ces voyages de promotion, on préfère faire appel aujourd'hui aux blogueurs dont l'auditoire est comparable aux tirages de certains médias.
On comprend l'intérêt des autorités pour le Daghestan: elles sont préoccupées de voir que cette république de 3 millions d'habitants n’attire l'attention des blogueurs et de la presse fédérale qu’après des attentats ou autres événements criminels. Et ses ressortissants qui ont un penchant pour le crime — leur nombre est infime selon les autorités locales — font beaucoup de tort à la réputation de tous les Daghestanais.
Le Conseil central des partisans du parti Russie unie a coorganisé le voyage des blogueurs. Son ancien vice-président, Alexandre Ermochkine, a été nommé en janvier vice-premier ministre de cette région troublée et le conseil des partisans du parti au pouvoir cherche à le soutenir, au moins au niveau médiatique.
Les blogueurs ont visité le barrage de Tchirkeïsk, à 80 km de Makhatchkala. Il s'agit de la plus grande centrale électrique du Nord-Caucase, qui compte également parmi les plus grandes du pays. Ils ont été impressionnés par la vue depuis ce barrage dressé sur le fleuve Soulak entre deux rochers — et se sont jetés sur leurs appareils photo. A son tour, le personnel de la centrale regardait curieusement les blogueurs: des jeunes Moscovites avec des gadgets tentant d'expliquer ce qu'est le marketing social (SMM) pour que l’on comprenne leur occupation professionnelle.
Ivan Lyssak, spécialiste des technologies SMM (496 000 abonnés sur Instagram), portait un maillot rouge du Spartak Moscou de manière ostentatoire, le cachant parfois en prétextant avoir froid – les fans des clubs moscovites sont connus pour leur hostilité envers les supporters du club daghestanais Anji Makhatchkala.
Ivan publie sur Instagram quelques photos du barrage, qui reçoivent immédiatement près de 2.000 "j'aime". "C'est où? En Russie, vraiment?", s'interrogent les abonnés. "Ah oui, je connais, c'est le canal de Panama", réagit un lecteur.
"C'est magnifique ici, reconnaît Lyssak. Cette région a un énorme potentiel touristique, il faut qu’elle se développe dans ce sens. Même si c’est difficile avec une telle image négative."
La région ne se laisse pas oublier. On rencontre des policiers armés de fusils littéralement à tous les coins de rue, dans la capitale de la république. Et même à l'entrée d’un hôtel ou d’un grand magasin, on tombe sur un garde avec un fusil. Sur les routes, les policiers arrêtent constamment des voitures pour les fouiller. Le minibus de blogueurs est ainsi stoppé à plusieurs reprises mais la carte du personnel de l'administration locale permet de passer partout.
"Personnellement, je m'attendais à voir davantage d'attributs d’une région en guerre. Je pensais qu'il y aurait des postes de contrôle partout et un couvre feu", raconte Dmitri Zakharov. Certes, il y a des policiers avec des fusils mais ils ont également des fusils à Stavropol. Sinon, c'est un peuple très accueillant."
Mais pendant que les blogueurs se familiarisaient avec la république, les agences de presse rapportaient l'assassinat du chef du bureau de la compagnie Kavkazregiongaz à Khassaviourt, Ioussoup Gadjiev. Un groupe armé a tiré sur lui dans son propre appartement.
Derrière le brouillard
Etape suivante du programme: le musée historique du Daghestan. Les blogueurs prennent en photo les anciens tapis et armes, qu'ils publient immédiatement sur internet, et écoutent les explications du guide sur la riche histoire de cette région. Leurs abonnés qui suivent la visite presque en temps réel réagissent immédiatement: "Où sont les explosions, les terroristes barbus? Ce n'est pas le vrai Daghestan".
Les problèmes criminels sont toujours quelque part en arrière-plan. Profitant de l'absence des accompagnateurs, un employé âgé du musée se plaint aux invités moscovites en espérant sincèrement qu'ils pourront l'aider. Ou peut-être n’espère-t-il plus rien. Il a perdu deux grands fils: "Ils avaient 29 et 31 ans et allaient simplement prier à la mosquée salafiste quand, un jour, il y a six mois, ils ne sont plus jamais revenus", raconte-t-il.
Cela arrive souvent au Daghestan, notamment avec ceux qui "vont chez les salafistes" – 30 personnes sont disparues depuis le début de l'année selon les informations officielles. En règle générale, à la surprise de leur famille, ces gens partent "dans la forêt" pour devenir terroristes ou tombent entre les mains de la police, qui les soupçonne d'être impliqués dans de telles activités.
Leur père a déposé une plainte à la police mais n'a jamais reçu de réponse.
La prochaine étape du programme aura aussi son lot de réalité austère. Les blogueurs viennent visiter un belvédère sur le mont Tarki-Tau, d'où s'ouvre une vue sur toute la ville de Makhatchkala. Mais malheureusement ce jour-là, la ville était plongée dans le brouillard et seuls les minarets étaient visibles.
En revanche, les blogueurs ont pu échanger avec les habitants. Malik, 33 ans, est venu au belvédère en voiture avec sa femme et ses deux filles.
"Je rêve de construire un bistrot ici, montre Malik en pointant le sommet de la montagne. Il y a beaucoup de passage. Mais il faut obtenir tellement d'autorisations et donner tant de pots de vin que c'est impossible". Selon lui, cela n’est envisageable que si on dispose de relations, de préférence familiales.
Un autre problème préoccupe Malik: l'impossibilité d'obtenir l'allocation "capital maternel", prévue après la naissance du second enfant. "Actuellement, cette prime s'élève à 408 900 roubles (plus de 10 000 euros) mais nous n’arrivons pas à la toucher. Il faut passer par des "boîtes" spéciales qui ont leurs relations. Au final, on ne touchera qu’un peu plus de la moitié de la somme."
Malik n'a pas encore décidé ce qu'il allait faire mais sur les murs des immeubles de Makhatchkala, on trouve effectivement de nombreuses annonces proposant de tels "services".
La Silicon Valley du Daghestan
Un autre choc attend les blogueurs le lendemain, positif cette fois: on leur fait visiter l'usine "Radioélectronique russe", une entreprise moderne qui produit des radios portatives — très appréciées par les forces de l’ordre —, des composantes électroniques pour les wagons ou encore des équipements pour les aéroports et les avions.
Cette entreprise créée à partir de rien au début des années 2000 a récemment remporté un grand appel d'offres pour la livraison de systèmes mobiles de diagnostic, d'essai et de réparation des transformateurs. Tous ses produits sont fabriqués avec des équipements étrangers car la Russie ne produit plus ce genre de machines depuis longtemps.
200 personnes travaillent actuellement dans cette compagnie mais il est prochainement prévu d'augmenter leur nombre jusqu'à 500. La construction d'une nouvelle usine est en projet, tout comme des accords avec l'université technique locale qui devra préparer des spécialistes pour "Radioélectronique russe".
"La Silicon Valley russe se trouve ici, au Daghestan, et non pas à Skolkovo. J'en ai également parlé au premier ministre Medvedev", se vante le directeur Alexandre Ivantchenko.
La compagnie coopère avec les plus grandes sociétés étrangères et vend ses produits à travers toute l'Asie: le directeur montre fièrement une antenne dont les performances sont meilleures que les japonaises.
Les blogueurs stupéfaits restent silencieux – il attendait tout du Daghestan mais certainement pas une production high-tech. Et lorsque Jora Rojko partage ses impressions sur Twitter, ses abonnés refusent de croire qu'au Daghestan, tout n'est pas aussi noir qu'on le pense: "Tu écris tes commentaires avec un poignard dans le dos?", lui demande-t-on.
Les blogueurs sont invités à dîner dans un restaurant chic. Sur la table: cognac daghestanais, vodka russe, brochettes et kebabs en tout genre.
Pendant que les blogueurs prennent en photo ces délices pour les partager sur les réseaux sociaux, le chef du service de presse Zoubaïrou Zoubaïrouev prononce un toast: "Surtout, n'écrivez rien qui irait à l'encontre de ce que votre âme vous dit. Il existe de nombreux problèmes dans la république et il ne faut pas les passer sous silence. Mais la vie continue. Et si au moins quelques personnes changeaient d'avis sur le Daghestan et ne l’associaient pas qu’à la guerre, alors nous serions contents."