On retrouve cette jeunesse, cette vigueur débridée qui fut la sienne à travers les lignes crescendo, bondissantes, essoufflées de son œuvre publiée quelques années plus tard, à la veille de la I Guerre mondiale. On y retrouve, franc et saillant, le pressentiment du « grand Christ russe de la révolution russe », « la faim, le froid la peste et le choléra » en Sibérie où tonnaient les canons ainsi que, comme case départ, Moscou, « la ville des mille et trois clochers et des sept gares ». On y retrouve un vieux moine, chantant les beautés indicibles de Novgorod et l’anachronisme giclant de lourdes neiges battant gares et tours. Ce ton convulsif, déchaîné, délibérément chaotique qu’avait emprunté le jeune Cendrars tenait peut-être à un sentiment de contraste entre la quiétude absolue des montagnes suisses et les nombreuses crispations d’une Russie se préparant à la révolution bourgeoise de 1905.
100 ans plus tard, en mars 2013, un jeune homme français vient dans le studio de La Voix de la Russie pour nous parler, un peu à l’instar de son prédécesseur mais en version moins poétique, de son aventure transsibérienne. Je vous présente Guillaume Chauvin, jeune talent photographique qui, selon ses propres dires, arrive à concilier art et photojournalisme. Voici quelques extraits du témoignage qu’il nous a livré.
La VdlR. « M. Chauvin, s’agit-il de votre première visite en Russie ou êtes-vous assidu à notre pays ?
Guillaume Chauvin. Assidu, je ne dirais pas, même si, quand je suis en France, j’ai souvent l’occasion de me renseigner sur votre pays. Mais le seul voyage que j’avais fait auparavant en Russie, c’était durant l’année d’avant mon passage à Irkoutsk où je m’étais rendu à Tumen, dans le cadre d’un stage universitaire. J’y ai passé un mois d’été à découvrir ce qu’était, si je puis dire, une autre Russie que celle qu’on me présentait dans les médias mais qui était très intéressante aussi, d’autant que le bâtiment où j’habitais était juste à côté de choses assez surprenantes quand on est français.
La VdlR. Par exemple ? Qu’est-ce qui peut surprendre un français à Irkoutsk ?
Guillaume Chauvin. Déjà que l’emploi du temps de la semaine s’organise sur la présence ou l’absence de l’eau et de l’électricité en ville. Je ne m’attendais pas à ça. On est donc prévenu à l’avance qu’il y a des jours où il n’y aura pas d’eau …
La VdlR. C’était en quelle année ?
Guillaume Chauvin. Et bien c’était il y a deux ans. Bon, après, ce n’est bien sûr pas une règle absolue. En tout cas, l’image qu’on m’avait présentée de la Russie en France était assez négative. Ma famille avant que je ne me rende là-bas était très inquiète, elle croyait que j’allais finir dans des ravioles et qu’on entendrait plus jamais parler de moi. Mais il se trouve qu’au contraire j’y ai été très heureux, extrêmement bien accueilli. J’en suis reparti après m’être fait des amis très précieux alors que mes relations avec les autochtones étaient en quelque sorte à l’inverse de celles que j’avais eu avec les Français. Les Français à première vue peuvent être assez ouverts mais après, garder des amis sur un long terme, ce n’est pas toujours facile. En revanche, dans la Sibérie où je me suis aventuré, les gens au premier abord étaient assez fermés et même parfois méfiants du Français que je représentais. J’avais même l’impression qu’il y avait encore des restes de méfiance soviétique. Pourtant, une fois la prise de contact effectuée, j’ai compris que le Français gardait une très bonne image, même si elle n’était pas toujours d’actualité, même si pour eux la France est encore celle de Louis de Funès et de Joe Dassin.
La VdlR. Années 60-70, la vieille France …
Guillaume Chauvin. Oui, c’est une France dans laquelle j’aurais aimé vivre (…). Je me suis donc efforcé de ne pas démolir leur rêve, leur représentation, car j’ai apprécié incarner ce genre de choses. Que dire d’autre ? Tumen est une ville dont je n’avais jamais entendu parler avant qu’on me propose de m’y rendre. Après, une fois sur place, j’ai découvert que par rapport à nos critères français elle était grande (…), près de 300 à 400.000 habitants.
La VdlR. Oui, pas moins de 400.000 puisqu’il s’agit d’une région pétrolifère (…)
Guillaume Chauvin. C’est vrai que c’est une ville très riche, ce que je ne pensais pas non plus (…)
La VdlR. Vous rentrez d’un voyage beaucoup plus long et plus lointain que celui qui avait été effectué à Tumen. Pourriez-vous nous en parler ?
Guillaume Chauvin. Je suis parti en septembre dernier pour aller m’installer à Irkoutsk. J’avais alors bénéficié d’un visa d’études pour apprendre le russe. Mais j’avais surtout pour ambition de monter un projet photographique que j’avais préparé à l’avance et qui s’intitulait « Entre Sibérie et aujourd’hui » suite à ce séjour en Tumen où j’ai eu envie de montrer une réalité alternative à celle que diffusent nos médias et qui est soit négative, soit misérabiliste. J’ai donc passé l’hiver à Irkoutsk à 60 km du lac Baïkal. Une fois de plus, je n’ai pas été déçu (…). J’ai réalisé que la Russie était un pays multinational, car déjà, à Tumen, j’avais réalisé la présence de la population tatare et d’autres nationalités, que ce soit des casaques, des tchétchènes, des azéris … A Irkoutsk, j’ai vu des choses encore plus frappantes parce que la région est très proche de la république de Bouriatie et la plupart des amis que j’avais sur place étaient Bouriates. J’ai donc pu être en contact avec leur quotidien, leurs traditions qui sont encore une nouvelle découverte. Je pensais que le quotidien russe était déjà assez exotique pour moi mais il y avait celui des Bouriates qui venait s’y ajouter (…). J’invite tout le monde à vivre cette expérience, mieux vaut en hiver qu’en été étant donné qu’il y a moins d’étrangers. Par contre, il faut avoir l’estomac bien accroché (…). Moi qui avais l’habitude de beaucoup manger en France, j’étais étonné par la petitesse des portions qui sont, par contre, très nourrissantes. Le premier jour où je suis arrivé dans la famille d’un ami Bouriate, j’ai du commencer le repas par une espèce de samogon, enfin de vodka artisanale. Un bon tord-boyaux, en somme. Mais c’était l’accompagnement qui était plus surprenant pour moi puisqu’on proposait du poisson cru qui est l’omoul, poisson propre au Baïkal ainsi que du foie de cheval cru gelé (…). Il suffit de mâcher longtemps pour s’y faire un peu …
La VdlR. Vous êtes allés jusqu’à Vladivostok ?
Guillaume Chauvin. Oui, sur un coup de tête, avec mon amie. On a décidé d’y aller en train, de voir s’il était possible d’y aller, parce que c’était un symbole pour nous de bout du monde, de romantisme. Alors maintenant, je peux me permettre de dire que c’est une ville qui est à éviter (…). Nous qui sommes amateurs de calme et de montagne, Vladivostok est pour nous une mégalopole au sens accompli du terme (…). Ce qui nous a par contre beaucoup impressionnés, c’est que nous avons vu le Pacifique depuis la berge russe. C’était un de nos buts. Déjà, en sortant de la gare, on avait vu des distributeurs de coca japonais, ça nous a fait un choc. On est ensuite arrivé au bord de l’océan qui était gelé et on a pu marcher sur ses premiers mètres gelés avec des croutes de sel qui se formaient. C’était mon souvenir le plus fort (…) ».
L’empirisme contre le conditionnement médiatique : voici le slogan qui aurait pu accompagner cet extrait de témoignage venant forcer un certain nombre de préjugés profondément désobligeants par rapport à la Russie.
Il y a des poèmes – comme des gens – que l’on rencontre au hasard de sa jeunesse et avec qui l’on chemine tout au long de sa vie, sans doute parce qu’ils disent le cœur obscur de votre être au monde, de votre désir du monde ; ils sont plus larges que vous et vous ne finissez pas d’en mâcher les bouts aux heures d’allégresse ou d’incertitude. Ce commentaire appartient à Alain Le Goff, conteur breton. Il s’applique au Transsibérien de Cendrars et probablement, de la même façon, à l’odyssée de Guillaume au bout des siècles, au bout des cultures, jusqu’à l’Extrême-Orient russe. Après tout, toujours selon M. Le Goff, le Transsibérien est unimmense chantier, un espace à conquérir et à reconquérir.