J'ai travaillé pour Berezovski pendant quelques années, lorsque le quotidien Nezavissimaïa gazeta faisait partie de son groupe médiatique. A vrai dire, je ne l'ai jamais vu là-bas.
Plus étonnant : je n'ai jamais entendu dire que cet "investisseur" avait les moindres desiderata concernant les problèmes internationaux dont je m'occupais à Nezavissimaïa gazeta.
Notre service n’a reçu aucune directive sur le sujet durant toutes ces années. J'ai déjà entendu ce genre de réflexions de la part d'innombrables autres journalistes, par exemple de la télévision, où la "main de Berezovski" était perceptible dans chaque cadre.
Admettons que les affaires internationales soient une catégorie d’informations à part, qui n'intéresse pas forcément tout le monde. Mais combien de fois suis-je passé de l'autre côté du couloir pour demander à mes collègues si telle ou telle publication était l'initiative de Berezovski, comme le disait le tout-Moscou ? Beaucoup, et la réponse était toujours non.
De toute évidence, notre "investisseur" se souvenait de "son" quotidien à peu près une fois par trimestre pour "dénoncer" un concurrent commercial ou politique. Et pourtant tout le monde pense qu'il dictait chaque mot dans son empire médiatique et, par conséquent, dans le pays… Qu'il influait, orientait, déterminait.
Dans ces circonstances on se demande forcément qui possède cet empire. En creusant un peu, il s'agissait souvent de compagnies ou d'organismes qui devaient quelque chose à Berezovski ou voulaient quelque chose de lui et de cette manière, ils participaient aux destinées médiatiques nationales. Les amis, les partenaires commerciaux, les clients dans plusieurs sens du terme…
Prenons Rupert Murdoch : il est facile de découvrir quel nombre d'actions il détient pour contrôler son empire médiatique et quels sont ses bénéfices ou pertes.
L'opacité de tout ce qui est associé à l'argent de Berezovski me semble être le point le plus important de sa carrière. Sa fortune était récemment estimée à 1,3 milliards de dollars mais comment l’avait-il constituée ? Et combien, parmi ces millions, appartenaient réellement à Berezovski ?
Comment gagnait-il de l'argent : à titre d'agent intermédiaire dans des transactions ? Ou y avait-il plus de discussions à propos de son argent que d'argent-même ?
A la fin de l’année 2012, beaucoup concluaient que la fortune de Berezovski était illusoire. L'immobilier, les voitures de collection ? Tout cela était prétendument gagé et acheté à crédit.
Dans ce cas, avait-il réellement une grande fortune ? Ou seulement les discussions qui l’accompagnaient ? Peut-être Berezovski a toujours vécu ainsi – au milieu d’un argent qui ne lui appartenait pas vraiment.
Bien sûr, c'était un cerveau : il était membre de l'Académie des sciences de Russie pour ses travaux en mathématiques à partir de 1991, bien avant les magouilles avec les actions ABBA et autres affaires automobiles. Les mathématiciens sont de bons financiers. Mais le génie du "seigneur fantôme" de Russie en matière d'image spécifique dépasse les maths.
Par exemple, en 1996, Forbes ne qualifie pas encore Berezovski d'"homme derrière le siège du président Eltsine" : il n'était alors désigné que comme "homme d'affaires" ayant déjà de l'influence sur Eltsine. Sous l'intitulé de l'article, on pouvait lire que cet individu avait beaucoup de choses à apprendre aux patrons de la mafia sicilienne. Connaissant son style spécifique de travail, je ne serais pas étonné qu'il ait lui-même demandé aux auteurs de ce magazine de s'exprimer précisément de cette manière.
Oui, même d'écrire qu'en Russie à cette époque on tuait bien plus souvent qu'à New York. Et que certains assassinats profitaient étrangement à Berezovski.
Parce que la clé du succès était un principe simple : paraître bien plus grand que tu ne l'es en réalité.
J'ai souvent entendu des gens occupant des postes importants à l'époque d'Eltsine dire : ce n'est qu'une légende, en réalité Berezovski était loin de décider de tout. Mais il s'efforçait de faire en sorte que tout le monde sache qu'aucun canon ne tirera sans lui, qu’aucun président ne sera élu, sans parler de la nomination des ministres.
Dans quel but ? Pour créer une affluence de gens et d'argent dans son cabinet : on peut faire travailler l'argent des autres sans investir un seul centime.
Même chose pour les affaires. Quelle est cette forme particulière de propriété via des personnes interposées "sur parole d'honneur" ? Par exemple, l’entreprise Sibneft appartenait-elle à Berezovski ? Et la chaîne ORT ? Le procès l'opposant à Roman Abramovitch, qui s'est terminé l'année dernière à Londres, a montré parfaitement comment on pouvait être considéré comme propriétaire de journaux et de bateaux sachant que sur le papier, ils appartenaient à d'autres. Alors pourquoi devrait-on prendre Berezovski pour un "véritable" propriétaire ?
Les années 1990, en Russie, étaient intéressantes pour cette multitude de personnages fantômes dont l'influence était basée sur une réputation minutieusement créée. Simplement, Berezovski était le plus connu et donc le plus important d'entre eux. D'ailleurs, les chroniques de nombreux pays et civilisations sont pleines de telles personnalités. Celles de la Russie du début du XXème siècle, de la France du milieu du XVIIIème…
Seule différence : à l'époque ces personnages cherchaient à se faire passer pour des magiciens ou des voyants. Dans la Russie des années 1990, il y en avait presque à chaque coin de rue...
Berezovski, lui, opérait à un niveau supérieur et créait bien d'autres illusions. Pas de doute : il a réussi à faire beaucoup de choses mais sa réputation était largement surestimée par rapport à la réalité.
Sa vie à Londres a montré que même un génie des mathématiques ne pouvait pas faire l'impossible.
Reprenons l'exemple de Nezavissimaïa gazeta : soudain, au printemps 2001, on apprenait que Berezovski avait décidé de transformer le quotidien en tribune d'opposition. Et qu'a-t-il réussi au final ? Avant, les hommes sérieux commençaient leur journée par la lecture de ce quotidien.
Pas après le printemps 2001. On appelle cela balancer son argent par les fenêtres. L'argent de qui ? Je ne serais pas étonné que ce ne soit pas celui de Berezovski.
Même un enfant sait que ces 12 dernières années, il était la figure centrale de toute activité d'opposition contre Moscou. Berezovski serait ainsi le principal provocateur de la guerre en Tchétchénie, de l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Saakachvili en Géorgie…
Et sans l'ombre d'un doute, il faisait et participait à beaucoup de choses. La mortalité élevée parmi l'entourage de Berezovski - non seulement à Moscou mais aussi à Londres (Litvinenko est l'exemple le plus connu) - est un autre fait à prendre en compte.
Mais est-ce que Berezovski était réellement une figure toute-puissante et centrale dans ces affaires ? Pourrait-on supposer qu'à Londres, la même méthode a été utilisée qu'à Moscou à une époque : créer autour de sa personne un torrent d'activité générant de l'argent ? Cela permettrait d'en prendre une partie à partir de rien.
Puis la méthode a cessé de fonctionné… Apparemment, la mort sera le dernier secret de Berezovski. A-t-il mis fin à ses jours à cause de ses dettes ? Est-il simplement décédé – comme cela peut arriver à 67 ans ?
Dommage que nous n'ayons pas pu être spectateur du dernier acte de ce drame – Berezovski revenant à la maison. Apparemment il demandait à Vladimir Poutine l'autorisation de revenir et reconnaissait avoir commis des erreurs. Plus tôt, il avait envoyé un message public sur Facebook. Le dimanche du Pardon. En disant qu'il était avide et avait commis beaucoup d'erreurs, y compris en opprimant la liberté d'expression - sur la chaîne ORT et pas seulement. Il avait promis de tout réparer, y compris l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine à laquelle il avait contribué – c'est-à-dire le renverser. Apparemment, il tentait de faire quelque chose dans ce sens mais on connaît les résultats de l'année tumultueuse de 2012. Par conséquent, il ne lui restait plus qu'à écrire une lettre à Poutine…
Mais dans l'ensemble il a présenté ses excuses à tout le monde. Et c'est ainsi que l'histoire se termine.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction