Entretien avec Maître Emmanuel Altit (Partie 1)

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Pour la première fois pour un média russe, maître Emmanuel Altit, avocat au barreau de Paris, fondateur de l’Organisation internationale « Avocats du Monde », grand spécialiste du droit international et fin connaisseur du continent africain, avocat principal du Président de la République de Côte d’Ivoire, M. Laurent Gbagbo, auprès de la Cour Pénale Internationale (CPI), évoquera avec nous la procédure en cours contre le Président ivoirien qui a lieu devant la CPI et les suites de l’audience de confirmation des charges qui vient de s’y tenir.

Mikhail Gamandiy-Egorov, La Voix de la Russie : Monsieur Altit, bonjour ! Merci d’être avec nous aujourd’hui. Vous assurez la défense du Président Laurent Gbagbo en tant qu’avocat principal. Nous avons suivi les quinze jours d’audiences de confirmations des charges qui viennent de se tenir à la CPI. Quelles ont été les grandes lignes développées au cours de ces audiences ?

Emmanuel Altit : La première chose à comprendre c’est que la procédure de confirmation des charges est une procédure préalable au procès. L’accusation doit présenter au juge les éléments sur lesquels elle s’appuie. C’est à dire tous les éléments de preuve sur lesquels elle fonde ses accusations. Le Juge doit évaluer « le poids » de la preuve du Procureur pour décider s’il y aura procès ou pas. A ce stade, le Juge ne se prononce pas sur le fond des accusations. Il vérifie simplement que les accusations sont articulées sur du concret, sur du solide. Il s’agit pour le Procureur de convaincre le Juge qu’aussi bien juridiquement que factuellement ses accusations sont étayées. La charge de la preuve repose sur les épaules du Procureur. Quant à nous, à la défense, notre rôle est à ce stade de questionner ces éléments de preuve : de mettre en lumière le flou, le vague, le caractère incohérent des éléments présentés par le Procureur, de relever les contradictions entre les différents témoins, de s’interroger sur leur crédibilité ; Plus généralement, il s’agit de donner à voir la logique suivie par le Procureur et d’en souligner les faiblesses, faiblesse du raisonnement juridique, faiblesse de l’enquête. Il nous appartient de convaincre les Juges que les éléments présentés par le Procureur sont insuffisants pour permettre la tenue d’un procès et par conséquent, que les charges ne peuvent être confirmées.

Donc d’abord, discuter le « poids » de la preuve du Procureur et la pertinence du raisonnement –factuel et juridique – suivi. Puis, dans un second temps – sur un autre plan – montrer et prouver que si les éléments de preuve du procureur étaient faibles c’était aussi parce qu’ils concernaient des évènements qui avaient fait l’objet d’une utilisation politique et médiatique à l’époque. En d’autres termes, il s’agissait pour nous de montrer que le Procureur s’appuyait sur un « narratif » qui n’était pas le sien mais avait été construit par d’autres pour légitimer à l’époque la prise du pouvoir par Alassane Ouattara et l’implication directe de la France et des Nations-Unies. Il est intéressant de noter que les accusations du Procureur s’organisent autour de quatre « évènements » qui ont constitué autant d’étapes dans la mise au ban du gouvernement du Président Gbagbo et parallèlement dans l’intervention sur le terrain, contre les forces gouvernementales, de contingents de l’ONUCI et d’unités françaises. En d’autres termes, le processus politique de légitimation d’Alassane Ouattara est l’autre face du processus juridique engagé par la CPI, lequel peut-être compris comme une validation a posteriori du processus de délégitimation du Président Gbagbo.

Nous avons attiré l’attention des Juges sur le danger qu’il y aurait pour la Cour à se laisser entrainer par le Procureur sur ce terrain politique en validant un « narratif » emprunté aux adversaires du Président Gbagbo.

Nous avons relevé que les chefs rebelles pour la plupart soupçonnés des crimes les plus graves par les organisations internationales de défense des droits de l’Homme ne sont pas poursuivis et au contraire ont été promus et placés à des postes de direction du pays par Alassane Ouattara.

Parce que nous nous sommes attelés à étudier, analyser, examiner, vérifier chaque élément de preuve présenté par le Procureur, nous avons pu « détricoter » les charges et par conséquent nous avons pu dévoiler la vraie nature des accusations.

La Voix de la Russie : Vous avez insisté à plusieurs reprises sur la faiblesse du dossier d’accusation et notamment que « toutes ces accusations reposent sur du vent ». Vous avez également affirmé que toute cette procédure, si on peut l’appeler ainsi, est en réalité une manoeuvre politique. Comment voyez-vous personnellement la suite des choses ?

Emmanuel Altit : Il ne s’agit pas à proprement parler de manoeuvre politique mais reprendre un narratif politique et construire sur ce narratif un dossier d’accusation a une signification politique. Dont la première victime est le Procureur puisque se reposer sur d’autres limite par définition sa marge de manœuvre et lui interdit d’étendre le champ de ses investigations : c’est là un constat logique. La seconde victime pourrait être la Cour elle-même, entraînée sur un terrain qui n’est pas le sien. Dans ce type d’affaires, il est essentiel que le Procureur garde toute son autonomie ; il en va de sa crédibilité et de celle de la Cour. Il en va aussi et surtout de la vérité dûe aux victimes.

La Voix de la Russie : La procureure de la CPI, Fatou Bensouda, avait affirmé lors de l’audience de confirmation des charges, je cite « que nous ne sommes pas là pour savoir qui a gagné les élections en Côte d’Ivoire »... Une déclaration qui a choqué bon nombre de personnes, à commencer par vous même et le Président Gbagbo, compte tenu du fait que toute cette « procédure » ainsi que toutes les manoeuvres qui ont en suivi sont en lien direct avec la crise post-électorale en Côte d’Ivoire et au fait que Laurent Gbagbo aurait soi-disant perdu les élections et se devait de laisser le pouvoir. Que pouvez-vous dire là-dessus ?

Emmanuel Altit : Votre question est intéressante. Tout le raisonnement du Procureur repose sur le fait qu’Alassane Ouattara aurait gagné les élections ; de quoi le Président Gbagbo a-t-il été accusé à l’époque et de quoi le Procureur l’accuse-t-il ? De ne pas avoir respecté le verdict des urnes. Tout est là. Tout repose sur le fait qu’il aurait perdu les élections. C’est parce qu’il ne voulait pas quitter le pouvoir qu’il aurait conçu, d’après le Procureur, un plan pour s’y maintenir et mis en œuvre une stratégie adaptée. Les crimes allégués seraient la conséquence de ce refus de quitter le pouvoir. Un tel raisonnement ne tient plus s’il a gagné les élections : il s’agit dans ce cas d’un Président tentant de résister à l’invasion, soutenue par la France et les Nations-Unies, de troupes rebelles venues du nord, de la partie du pays qu’elles ont mis en coupe réglée depuis le coup d’Etat du 19 septembre 2002, composées de mercenaires étrangers, de bandes aux ordres de chefs soupçonnés par les organisations de défense des droits de l’Homme des crimes les plus graves. Or, nous avons démontré que le Président Gbagbo s’était placé dans la légalité, acceptant la décision du Conseil Constitutionnel, seul habilité d’après la Constitution à proclamer le vainqueur de l’élection présidentielle tandi squ’Alassane Ouattara s’autoproclamait en instrumentalisant le Président de la Commission électorale, au mépris des dispositions constitutionnelles et de ses engagements.

C’est aussi un moyen pour le Procureur de refuser de revenir aux racines de la crise ivoirienne : les élections et, au-delà, la partition du pays le 19 septembre 2002 après une tentative à moitié ratée de Coup d’Etat des soutiens d’Alassane Ouattara. Il est intéressant de noter que dans le document contenant les charges – l’acte d’accusation, si vous voulez – le Procureur ignore les racines de la crise, le conflit, les tentatives du Président Gbagbo pendant toutes ces années de parvenir à un accord politique et à la réunification du pays. Il s’agit d’affirmer que la crise découlerait uniquement du prétendu refus du Président Gbagbo de reconnaitre les résultats de l’élection présidentielle. C’est le moyen de dire qu’il serait à l’origine de tous les problèmes, qu’il en serait responsable. Le Procureur avance par exemple qu’à la veille des élections présidentielles de 2010, le pays vivait en paix... Alors qu’il est bien connu que le pays était divisé en deux depuis la rébellion de 2002.

Transformer l’histoire afin de présenter une réalité compatible avec des accusations ne fait pas progresser, de notre point de vue, la cause de la justice et n’aide pas à la réconciliation. La vérité c’est que la crise post-électorale de 2010 n’était qu’une étape d’un conflit qui durait depuis bien longtemps.

 

A suivre dans la seconde partie de l'entretien

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